Pensées exilées

Virtuose de la prose, Léonor de Récondo signe un petit bijou autour d’une famille de réfugiés espagnols. Sa force : rester unie face à la guerre et à la vie.

Le Vif/L’Express : L’écrivain est-il  » un passeur de mémoire  » ?

Léonor de Récondo : Je crois beaucoup au pouvoir de la fiction. Il existe des faits historiques, mais il appartient au romancier d’écrire sur ce qu’il y a autour, sur l’intime ou le silence. Qu’ont ressenti les personnages qui composent cette famille ? Décrire leurs émotions est ma manière d’aller vers mon histoire. Née en France, je ne possède pas la culture espagnole, alors j’écris pour rencontrer mes grands-parents. C’est en les ravivant que je tisse notre filiation. Presque tout est inventé et pourtant ça rejoint la vérité. La musique [NDLR, Léonor est violoniste] et l’écriture sont complémentaires, parce qu’elles sont l’expression d’une émotion. Il m’est nécessaire d’écrire des histoires car c’est là que je me sens vivante et que je traduis ce que j’ai à l’intérieur. Dans l’exil, il n’y a pas de place pour soi, pour la féminité ou les sentiments. Mon héroïne écrit un carnet pour recréer une sorte de soi abîmé et comprendre où elle en est. L’art sublime les épreuves.

 » Ne pas être là où nous devrions…  » Est-ce la douleur de l’exil ?

Le roman décrit trois générations : les grands-parents ancrés dans le passé, les parents vivant dans le présent et les enfants, incarnant l’avenir. Chacun vit l’exil différemment. La nostalgie rappelle qu’on a eu une vie avant. Aussi permet-elle de mieux accepter le quotidien, quitte à idéaliser l’Espagne qui les a chassés. La mémoire est sélective lorsqu’il s’agit d’un pays… Les enfants ont leurs armes pour échapper à la réalité. L’un se réfugie dans la poésie et l’imaginaire, l’autre dans l’avidité de comprendre et le troisième survit par le jeu. Leur joie fait boule de neige, tant elle force les parents à vivre. Chacun doit inventer son propre langage pour faire face à ce monde injuste, où tout est exacerbé par la guerre. L’exil passe forcément par une période d’adaptation douloureuse. Pouvoir s’exprimer est fondamental pour s’intégrer.

Pourquoi est-ce vital de ne pas oublier ses rêves ?

Les rêves nous constituent. Ils façonnent notre identité, or mes héros ont dû abandonner leurs rêves en Espagne. Alors ils s’accrochent les uns aux autres. Comme ils font face ensemble aux événements, ils forment un bloc, composé de l’amour qui les unit. L’exil les oblige à aller à l’essentiel d’eux-mêmes, mais cela ne les empêche pas de ressentir les choses de façon différente. Si chaque personnage a sa vie intérieure, il la met de côté pour constituer un groupe qui avance. Grandir revient à trouver une solution par rapport à une épreuve. Comment s’en sortir et retrouver la lumière ? Il faut extraire le meilleur de soi et trouver des armes insoupçonnées pour survivre. Ainsi, on apprend à créer d’autres rêves.

Est-ce un roman sur la résistance à la douleur et à l’horreur de l’Histoire ?

Non. Loin de résister aux événements, mes héros les affrontent en tentant de les accepter. Les oncles s’opposent certes à Franco, avant d’entrer dans la résistance en France. Mais je montre, avant tout, la difficulté d’accueillir une nouvelle vie et une terre qu’on n’a pas choisie. Cela comprend inévitablement des ambivalences. Tous les personnages luttent contre ces sentiments contradictoires, en montrant aux enfants comment rester le plus digne possible. Ils donnent une belle image de l’humanité. Ama commence par des mots écrits. Une fois qu’elle saisit mieux les choses, elle les verbalise pour parvenir à être juste dans la vie. Les secrets peuvent faire souffrir ou élargir le champ imaginaire. Ce livre se nourrit du silence des miens. Son socle ? L’amour. Il se veut aussi un hymne à la vie, puisque je n’aurais pas été là sans ces êtres lumineux, dépourvus de haine. J’adresse ce  » roman de la transmission  » à mon fils, afin qu’il n’oublie pas ses rêves.

Rêves oubliés, par Léonor de Récondo, éd. Sabine Wespieser, 169 p.

KERENN ELKAÏM

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