PÉDOPHILIE

Depuis l’arrestation de Marc Dutroux en 1996, bien des tabous sont tombés. Les dossiers de pédophilie ne cessent de se multiplier. Entre psychose, dérives et réalités, le travail de la justice est périlleux

L’enquête d’Outreau, dans le nord de la France, le procès Sainte-Ode, l’affaire du collège Saint-Pierre, à Uccle… Les dossiers de pédophilie défraient de plus en plus la chronique. Comme si l’affaire Dutroux n’avait servi à rien. Les abuseurs sexuels sont-ils plus nombreux qu’auparavant ? Faut-il avoir peur d’un phénomène qui, du moins en apparence, aurait tendance à augmenter ? Comment le pédophile a-t-il remplacé le toxicomane en tant que figure diabolique de notre société ? C’est ce que nous avons demandé à Dan Kaminski, professeur à l’école de criminologie de l’UCL.

Le Vif/L’Express: Y a-t-il davantage de pédophiles aujourd’hui qu’hier ?

Dan Kaminski : Il n’existe pas de chiffres précis en la matière, dans la mesure où la pédophilie n’est pas une catégorie juridique. On sait cependant que les détenus pour faits de moeurs, que leurs victimes soient mineures ou majeures, sont plus nombreux depuis quelques années. Mais, s’il y a une augmentation du nombre de cas de pédophilie, il faut tenir compte, outre la possible réalité du phénomène, de la préoccupation renforcée que l’appareil judiciaire manifeste vis-à-vis du problème. Depuis l’affaire Dutroux, la justice traite les dossiers d’abus sexuels sur des mineurs d’âge avec plus de rigueur et plus de sévérité. Ce qui ne signifie pas qu’elle ne le faisait pas avec sérieux auparavant. Le sérieux et la rigueur sont deux concepts différents.

Cette plus grande rigueur ne traduit-elle pas, de la part des magistrats et des enquêteurs, la peur de passer à côté d’une affaire, de se tromper ?

Absolument. Dans notre jargon, nous appelons ça la logique immunitaire. Depuis 1996, les intervenants judiciaires cherchent à se protéger, à s’immuniser contre les risques de critique qui planent sur eux. Pour éviter les reproches, ils veulent pouvoir démontrer qu’ils n’ont rien laissé au hasard lorsqu’il s’agit d’un dossier de pédophilie.

Une telle réaction ne risque-t-elle pas d’entraîner des excès au niveau des mesures pénales, voire des erreurs judiciaires ?

On peut se poser la question. Nombre de divorces se sont réglés, ces dernières années, à coups d’allégations infondées de relations incestueuses. On a constaté une augmentation sensible des dossiers d’inceste. Dans certains cas, la pression subie par la justice a été exploitée par des parents. Le risque d’erreur judiciaire est réel.

D’un autre côté, l’affaire Dutroux a permis de délier des langues.

En effet, des tabous sont tombés. On peut s’en réjouir. Cela a permis à d’anciennes et d’actuelles victimes de se déclarer. Cette libération de la parole doit également être prise en considération lorsqu’on évoque la possible augmentation du nombre de pédophiles.

Pensez-vous qu’à cause de cette libération tardive de la parole, on n’ose plus, aujourd’hui, mettre en doute les propos d’un enfant ?

Il est effectivement devenu extrêmement délicat, pour la justice et pour le personnel thérapeutique mis à la disposition de l’appareil judiciaire, d’émettre le diagnostic qu’un enfant fabule, pour des raisons conscientes ou inconscientes. Toujours pour une raison de logique immunitaire. Soyons clair: je ne remets pas en cause la souffrance d’un mineur qui a été victime d’un abus sexuel. Mais il ne faut pas oublier non plus qu’un enfant, tout comme un adulte, peut dire la vérité ou mentir, ou encore croire à « sa » vérité.

Une personne accusée à tort de pédophilie, et même blanchie par la justice peut-elle s’en remettre ?

Difficilement, parce que la vérité judiciaire peut toujours être contestée. Sauf aveux complets et circonstanciés, il n’y a jamais de certitude absolue de culpabilité. A contrario, la preuve définitive de l’innocence n’existe pas. Lorsqu’un prévenu est libéré par la justice, il peut subsister un doute dans la tête des gens, surtout lorsqu’il s’agit d’une affaire de moeurs. Les médias jouent souvent un rôle déterminant dans cette mise au pilori. L’affaire Olivier Pirson, du nom du militaire condamné pour avoir assassiné ses enfants, puis relaxé pour cette prévention en appel, est, à ce titre, exemplaire.

La justice est-elle suffisamment outillée pour traiter les dossiers de pédophilie ?

Elle ne le sera jamais assez. Il faut en être conscient et accepter qu’aucun système n’est parfait. On peut améliorer les techniques, faire intervenir la vidéo ou le détecteur de mensonge dans les enquêtes, mais rien ne remplacera la parole. C’est finalement le meilleur outil de la justice. Même s’il n’est pas parfait.

On sait que le type de criminels sur lesquels la société se focalise varie en fonction des périodes. Dans ce cadre-là, le pédophile a-t-il remplacé le toxicomane ?

Probablement s’est-il superposé à lui. Ces figures pénales qui émergent à un moment donné viennent gifler les valeurs dominantes d’une société. De par sa dépendance aux drogues, le toxicomane remettait ainsi en cause, dans les années 1980, les valeurs d’autonomie et d’individualisme. La pédophilie, elle, vient gifler la valeur de l’enfant roi. Dans notre société, on valorise l’enfant à l’extrême. Les figures diaboliques d’une époque remettent en cause des valeurs qu’on promeut à l’extrême: ces figures nous montrent comment en poussant ces valeurs à l’extrême, on les inverse !

La société a-t-elle les monstres qu’elle mérite ?

Etymologiquement, le mot monstre vient du latin monere. Ce qui signifie avertir, montrer, attirer l’attention. Les « monstres » sont des miroirs déformants. Ils reflètent la face horrible de nos idéaux. Le psychanalyste Jacques Lacan soulignait l’intimité de l’idéal et de l’horreur. Les actes « monstrueux » sont pénibles évidemment: ils nous invitent cependant à penser que nos idéaux n’en pas seulement les victimes, mais aussi les auteurs.

Entretien: Thierry Denoël

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