Péan contre les puissants

L’auteur du livre sur Bernard Kouchner est à nouveau au cour d’une controverse. Chevalier blanc ou ange noir ? Portrait d’un enquêteur à part.

A 70 ans, Pierre Péan n’en finit pas de désobéir à sa mère. Toute sa jeunesse, le fils du coiffeur de Sablé-sur-Sarthe a enduré la rengaine d’un amour éteignoir :  » Ne fais pas ton intéressant, Pierre !  » C’est donc raté. Son dernier opus, Le Monde selon K. (Fayard), déchaîne un raffut de tous les diables. Les lecteurs s’arrachent ce brûlot où Péan reproche à Bernard Kouchner d’avoir bafoué son éthique. A la télévision, François Fillon et Nicolas Sarkozy se posent en témoins de moralité du ministre français des Affaires étrangères. Et voilà que le journaliste écrivain, accusé d’antisémitisme, se retrouve précipité dans les flammes du bûcher qu’il a lui-même dressé. Vieux lion de l’édition, le patron de Fayard, Claude Durand, jure n’avoir jamais vécu un tel safari :  » Antisémite, Pierre ? Et pourquoi pas pédophile ! « 

Ce jour-là, Péan, dans un bureau voisin, reçoit des journalistes de la presse régionale française. A la fin de l’entretien, ils sont tous à la queue leu leu pour quémander la signature du maître. Péan, c’est un nom. Trois décennies de scoops retentissants, à écrire l’histoire de France à l’envers, à traquer, sous le vernis des imposteurs, sa vérité officielle. Les diamants de Giscard, le scandale des avions renifleurs, la jeunesse vichyste de Mitterrand, la face cachée du Monde. C’est lui. Au moment de la dédicace, pourtant, le chasseur de gros gibier transpire comme un débutant.  » Il n’a pas les codes. Il n’est pas facile avec les mots. Au fond de lui, il a toujours la marque de son extraction modeste « , dit son ami Philippe Cohen, coauteur du pavé sur Le Monde.

Péan vomit la comédie humaine telle qu’on la joue dans les conclaves parisiens. Son seul cadeau d’enfance fut une boussole idéologique : la vision de classes. Il l’a héritée de son père, Eugène, ancien domestique, qui remâchait sa revanche :  » Les gueux, dans la famille, ça suffit !  » Son rejeton ne servira jamais personne.  » Il n’y en a pas un qui peut affirmer : « Péan, je l’ai sous la main » « , dit-il aujourd’hui. C’est ainsi qu’il vit à l’écart de toute coterie, dans son pavillon de Bouffémont (banlieue parisienne). Son meilleur pote est celui de toujours, Jean-Yves, le copain de Sablé, qui, à 20 ans, était monté à Lille pour suivre des cours de journalisme. Péan était resté sur le quai :  » J’étais trop nul en français.  » Cinquante ans plus tard, Jean-Yves est retraité des Wagons-Lits. Et Péan est devenu Péan.

Il joue à fond l’esthétique du seul contre tous

Ses pires ennemis admettent qu’il n’a pas son pareil pour déterrer des documents inédits.  » Mon instrument de travail, c’est le temps « , revendique-t-il. Avec l’obstination d’un paysan, Péan creuse le sillon monomaniaque du noir destin des puissants. Jusqu’à s’entêter dans l’improbable. Ainsi, dans l’affaire de l’attentat contre le DC 10 d’UTA, où les Libyens, dix ans plus tard, ont fini par reconnaître leurs torts, il est resté scotché à sa piste iranienne.  » Je suis encore dessus « , précise-t-il, sans sourciller.

Sur sa grosse Honda, son éternel cuir noir en guise d’armure, Péan joue à fond l’esthétique du seul contre tous, méprisant ces journalistes d’investigation qui travaillent avec un fax et un juge d’instruction.  » Moi, je suis seul. Je n’ai qu’un fusil à un coup. Et si je n’appelle jamais ceux que je mets en cause, c’est pour éviter qu’ils n’allument des contre-feux.  » Ce républicain à l’ancienne, qui se mire en son miroir de gardien des valeurs de la nation assiégées par le  » cosmopolitisme anglo-saxon « , en fait une question de salubrité publique. Aux yeux de ses détracteurs, Péan n’instruit qu’à charge, empilant les pièces à conviction pour les emballer au fil de ses réquisitoires partiaux.  » Avec Durand, ils travaillent comme des mercenaires : ils choisissent une cible et ils montent un coup « , fulmine un ancien du Monde.

Si Péan s’est payé Kouchner, c’est à cause du Rwanda. Sur le génocide, le journaliste a travaillé comme un damné pour, une fois de plus, exonérer la France de ses responsabilités. Il s’est fait taxer de révisionnisme. Il n’a pas digéré. A ses yeux, le French doctor, qui a trop battu sa coulpe, incarne le mal absolu de l’époque : la frénésie de la repentance.  » Le Rwanda l’a rendu fou, comme d’autres ont été rendus fous par le dossier algérien « , observe Nicolas Beau, journaliste au site Internet Bakchich.

A force de déboulonner des statues qu’il a parfois lui-même replacées sur leur socle – à commencer par celle de Mitterrand – l’écrivain, qui se rêvait en historien et menace de finir en Gengis Khan, a brouillé son image. Au moment de se défendre du terrible soupçon d’antisémitisme, le voilà, pour une fois, qui doute. Doit-il ressortir cet article de 1973, quand il était le seul, pour L’Express, à s’intéresser au sort des juifs martyrisés par le régime irakien ?  » A mon retour, le rabbinat de Strasbourg m’a invité pour des conférences et le Betar m’a proposé sa protection. Je les ai tous envoyés chier ! « 

A la parution du livre, quand, derrière la déferlante, se profilait déjà le ressac qui allait l’emporter, Odile a tendrement rabroué son incorrigible mari :  » Bravo, Péan ! Tu en as encore fait de bellesà  » L’écrivain a pris son air de vieux gamin buté. Puis il est allé se réfugier dans son bureau tanière, au fond du jardin, face à la forêt. Dans l’affaire Kouchner, comme à son habitude, il a mis de côté, dit-il, 15 % de son enquête. En cas de représailles. Au loin, des sangliers s’enfoncent dans le clair-obscur d’une armée de châtaigniers. Jumelles en main, Péan observe le ballet du fier animal qui, sous la menace, ne sait que charger. Tête baissée.

Henri Haget

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