Patrons contre piquets

Un conflit social chez Carrefour, à Bruges, relance le débat sur le droit de grève. Les patrons recourent de plus en plus souvent à la force contre les piquets de grève. Dérives en vue ?

Le bras de fer entre la direction et les syndicats des supermarchés Carrefour pourrait bien déboucher sur un conflit social majeur. En cause ? Le groupe vient d’ouvrir un hypermarché à Bruges, où les conditions de travail sont jugées inacceptables par les syndicats. Contrairement aux autres salariés du groupe, ceux de Bruges relèvent de la commission paritaire des moyennes entreprises d’alimentation (comme les Contact GB, AD Delhaize…). Et le personnel de ces magasins franchisés bénéficie d’un statut beaucoup moins enviable que celui de leurs collègues des grandes surfaces.

Pour les syndicats, Carrefour teste à Bruges un montage juridique injustifiable qui risque de servir de dangereux précédent. En brisant ainsi les règles du jeu, le distributeur s’exposait à des représailles. Rien d’étonnant donc que, le 31 octobre, une dizaine des 57 hypermarchés Carrefour aient mené une action syndicale. Des piquets de grève ont été installés tant en Flandre qu’en Wallonie pour bloquer l’accès aux magasins.

1 000 euros d’astreinte pour tout client bloqué

Loin de désarmer, la direction de Carrefour, comme elle en a d’ailleurs l’habitude, s’est lancée dans une confrontation musclée, engageant des actions judiciaires en référé contre les piquets. A l’aube, des huissiers se sont présentés avec une ordonnance du tribunal de première instance : ils menaçaient d’une astreinte de 1 000 euros tout gréviste qui empêcherait un seul client ou un seul travailleur d’accéder au magasin. Cinq magasins ont alors rouvert leurs portes.

Le règlement des conflits sociaux par voie judiciaire n’est pas nouveau. Dans les années 1980, les patrons en faisaient parfois usage. Mais la multiplication des requêtes devant le tribunal civil de première instance, au cours des années 1990, a fortement crispé les relations entre partenaires sociaux. Jusqu’à ce que Laurette Onkelinx (PS), alors ministre de l’Emploi, propose, en 2001, de légiférer. Objectif : transférer les compétences du tribunal civil vers le tribunal du travail en cas de conflits collectifs. La procédure aurait été plus souple et surtout davantage contradictoire. Mais syndicats et patrons ont freiné des quatre fers. Ils ont préféré s’accorder sur un gentlemen’s agreement, en 2002. En substance, le patronat tolère les piquets de grève, en échange, les grévistes ne s’attaquent pas à l’outil de travail. Les tensions se sont apaisées. Les employeurs ont réprimé leurs ardeurs judiciaires. Durant un temps, seulement.

Les juges divisés entre droit de grève et droit du travail

Aujourd’hui, les ordonnances et les astreintes pleuvent sur les piquets de grève. La jurisprudence est très divisée. Des juges donnent la priorité au droit de grève : un droit fondamental reconnu par la Charte sociale européenne. Le piquet de grève, pour autant qu’il soit pacifique, en est un accessoire. D’autres magistrats se montrent plus sensibles aux arguments du droit à la propriété et du droit au travail, comme ceux qui ont prononcé les ordonnances du 31 octobre. Des arrestations administratives ont eu lieu devant les Carrefour de Ninove et de Berchem-Sainte-Agathe. Et les astreintes réclamées n’ont jamais été aussi élevées.  » C’est absurde ! On assiste à une dérive absolue. Je ne vois pas un client qui fasse valoir un préju-dice de 1 000 euros parce qu’il est empêché de faire ses courses « , commente Gilbert Demez, professeur émérite de droit social à l’UCL.

La Belgique a déjà été condamnée par le Comité européen des droits sociaux pour non-respect du droit de grève. Le recours croissant des employeurs à la justice – un phénomène assez spécifique à la Belgique – risque de nuire à la concertation sociale. En pleine récession, ça n’est pas très judicieux.

Thierry Denoël

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