Patrick Roegiers, un écrivain marqué par l'absence d'amour. © DR

Patrick Roegiers :  » La mémoire est un roman « 

Mis à la porte par ses parents à 20 ans, Patrick Roegiers plonge dans son histoire et n’oublie pas plus qu’il ne pardonne. Dans un roman percutant, l’auteur tord le cou à la vie de famille et se raconte à la première personne.

Des agents en uniforme frappent trois coups comme on le fait au théâtre avant que ne se lève le rideau. Allez, ouste ! Foutu à la porte par ses parents, sans un mot, Patrick Roegiers n’oublie pas plus qu’il ne pardonne… Genre littéraire en soi, le récit de famille tousse dans les bronches de la rentrée littéraire. Régis Jauffret découvre son père sous un jour neuf dans Papa tandis que Constance Debré se demande si l’amour maternel est obligatoire ( Love me tender). Hasard du calendrier, Roegiers emboîte le pas de Francis Bacon, clamant à son tour  » mon père est un con  » et quelques autres noms d’oiseau pour croquer son paternel, ce  » poulet dominical « . Invoquant la méchanceté fantasmagorique d’Hervé Guibert ( Mes parents), l’auteur dépeint une mère secrète, envieuse et venimeuse.  » Les pires étrangers que j’ai connus sont mes parents. Des bourgeois normaux, ni meilleurs ni pires que d’autres.  » Après un long temps de pose, l’ancien directeur du Théâtre provisoire, à Bruxelles, révèle son portrait de famille : une géométrie des sentiments, une traversée du déplaisir, l’absence d’amour comme entreprise de destruction et  » le couple qui se défait comme un lacet « . Un roman acéré, mené à la cravache, nappé d’un humour en croûte de sel. A la porte de son théâtre, de sa ville natale, de son pays, l’exilé Roegiers, naturalisé Français depuis 2017, fredonne l’absence d’amour. Barbara avait raison :  » Car parmi tous les souvenirs/Ceux de l’enfance sont les pires.  »

On peut changer de métier, de pays, d’amis, on ne peut pas changer son passé.

La Vie de famille (1) s’ouvre sur une citation de Delphine Seyrig :  » A la fin, toutes les vies se ressemblent, je ne vais pas vous raconter la mienne, je l’ai déjà lue quelque part.  » Pourquoi finalement déroger et, pour la première fois, prendre ce parti pris ?

Je ne suis pas un partisan de l’auto- fiction. Je n’avais jamais abordé le sujet de ma vie privée ou familiale. Bien sûr, la famille est un grand sujet classique : Mauriac, Bazin, tout qui on veut… Je ne l’avais jamais traité et jamais parlé de moi de manière directe, je n’aime pas ça. Même enfant, je me fermais à double tour : c’était une sorte de blessure. Je pense que le fait de m’être fait naturaliser Français en 2017 m’a fait réfléchir sur mon histoire personnelle. Or, je considère qu’un écrivain peut tout dire. Ce n’est ni un déballage, ni un règlement de compte a posteriori, c’est une matière littéraire à traiter à un moment donné d’un parcours du métier d’écrivain.

Le livre commence par une porte qui claque, le jour de vos 20 ans, lorsque vos parents vous congédient par l’intermédiaire de la police… Que s’est-il passé ?

Je pense que c’est le jour le plus important de ma vie. J’ai mis trois jours à m’en remettre et 50 ans à comprendre ce qui s’était passé. C’est quand même hallucinant : une mère qui demande à son mari d’appeler les flics pour chasser leur fils. C’est un sujet qui a mûri très longtemps en moi, sans que je veuille spécialement ni le dévoiler ni le dévoyer. Je me suis penché sur mes sensations, mes émotions, je suis remonté dans la mémoire, qu’il faut imbiber doucement. Et tout était là, intact comme au premier jour.

Restait une cicatrice et, peut-être, une clé…

Je n’ai jamais pardonné à mes parents ce qui s’est passé ce jour-là. Ils ne voulaient pas en parler. C’est comme si cela ne s’était pas produit. Comment dans la bourgeoisie moyenne des années 1960-1970 dans ce pays, dans les beaux quartiers, un honnête homme, lui-même issu d’une famille catholique et militaire, peut en arriver à produire un acte pareil ? Je me suis rendu compte que les effets de rupture, de violence qui parfois m’animent ou ont animé mon parcours – même si j’ai transformé tout ça par la création – viennent de là : toute ma vie a été traversée par la violence de ma mère liée à sa propre enfance. Ça m’a beaucoup interpellé. C’est là que j’ai compris au fond que c’était ça, une vie de famille.

(1) La Vie de famille, par Patrick Roegiers, Grasset, 190 p.
(1) La Vie de famille, par Patrick Roegiers, Grasset, 190 p.

La famille demeure-t-elle souvent une énigme ?

C’est un lieu de grande violence. Peut-être un lieu d’énigme… Ma mère est née en France, sa mère était folle et a fait interner sa propre mère, folle elle aussi. Toutes les deux sont mortes internées. Ma mère n’en a jamais parlé. Pas la moindre photo nulle part, jamais vu : un passé disparu, néantisé. Elevée à la campagne par des tantes, elle a eu une enfance terrible, fracassée, douloureuse. Mon père a pris ma mère sous son aile… J’ai compris plus tard que ma mère s’était vengée toute sa vie de l’enfance qu’elle n’avait pas eue. La famille qu’elle avait fondée avec mon père s’était muée au fil des années en entreprise de destruction. En chassant d’abord mon frère aîné, en me chassant moi, puis en chassant mon père, avec un caddie, comme dans un film de Bertrand Blier (NDLR : Convoi exceptionnel ). L’entreprise de démolition subconsciente de ma mère dépasse l’entendement.

En parcourant les décombres, vous révélez une violence qui transfigure le livre…

Oui, je l’ai voulue. Je ne l’ai pas édulcorée. Les faits sont très violents, paradoxalement par rapport à la normalité apparente de mes parents : des bourgeois cossus, classiques, des quartiers très résidentiels dans les années 1960. Un écrivain doit tout dire. Je ne me ménage pas donc ça va. Tout le livre m’est apparu comme une sorte de cauchemar éveillé. Je suis totalement du parti pris de Thomas Bernhard : l’exagération permet à la vérité de se dire. Tout cela est transformé par l’écriture, la mémoire est un roman. Je voulais faire un livre tendu, sec, violent. Mes parents sont en guerre, jusqu’à l’extermination totale de toutes les parties. Toute proportion gardée, c’est une pièce de Shakespeare où à la fin tout le monde est mort, il n’y a plus que des cadavres, y compris dans l’appartement. On peut changer de métier, de pays, d’amis, on ne peut pas changer son passé. Mon passé me constitue : il est là, dans ma poche, il est sur moi. C’est moi. Ce n’est pas un livre de revendication, de règlement de compte, pas du tout. Je ne me considère pas comme une victime, je ne suis pas dans le dolorisme ; il y a des tragédies bien plus importantes. Mon livre n’est pas un récit et ce n’est pas un document. Je raconte le roman de ma vie. C’est comment je vois le monde de la famille.

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