PASSE TON BAC D’ABORD !

David Abiker

Bonjour, je m’appelle R. Je suis Française, j’ai 16 ans. Cette semaine, c’est moi qui fais la chronique de mon père. Je suis sa fille aînée et pour les révisions du bac de français, il m’a cloîtrée. Numériquement, s’entend.

 » C’est pour ton bien, dit-il. Tu ne lis pas assez, tu dois te concentrer sur l’objectif. Ton portable est une sorte de trou noir dans lequel s’évapore ta concentration. Je le supprime jusqu’aux vacances d’été.  »

Joignant l’acte à la parole, mon daron a acheté une boîte en fer avec un cadenas. Quand je lui fais remarquer qu’il passe 80 % de son temps sur son GSM, qu’il va au petit coin avec, qu’il mange avec, qu’il s’endort avec, il me répond :  » Mais moi, je travaille et je l’ai eu haut la main le bac en France (1)– !  » Bien.

Mon père s’imagine que je vais plus réviser en catastrophe, privée de téléphone. Pourtant à mon âge, papa n’était pas plus concentré. Il me l’a avoué l’an dernier. Mais ça, il l’a oublié.

Concentration au frigo. Lorsque mon père révisait son bac de français, en mai 1985, voilà comment il trouvait la  » concentration « . D’abord, il ouvrait un livre et lisait deux pages. Ensuite, il allait au frigo et prenait un yaourt aromatisé. En retournant dans sa chambre, il faisait un crochet par le salon, allumait la télé Radiola et matait un ou deux jeux de Roland-Garros. Quand c’était Borg qui jouait, ça durait évidemment plus longtemps. Après, un pote téléphonait (la famille disposait d’un Socotel S63 à touches, comble de la modernité) et ils papotaient quarante-cinq minutes durant, essentiellement des sujets qui pouvaient tomber au bac de français. Il raccrochait hyperflippé et cherchait à nouveau un réconfort dans le frigo. Il boulottait un Kiri. Puis pris d’angoisse, il attaquait un deuxième match de Roland-Garros avec McEnroe et repassait un coup de fil.

Résultat, il consignait sur bristol un chapitre en huit heures. Je suis bien plus rapide. Sans oublier le  » stabilobossage « . Mon père pensait que recouvrir un livre de feutre jaune fluo, c’était apprendre. Trente ans plus tard, mon père a oublié. Aujourd’hui, son rêve est de pousser la porte de ma chambre pour me voir dévorer l’encyclopédie Universalis, tournant les pages avec mon doigt mouillé. Mieux, il voudrait que je m’émerveille devant les Lagarde et Michard qu’il m’a offerts il y a deux ans. Il m’assurait qu’il les avait lus. Mon oeil !

L’état d’urgence lui a aussi inspiré un couvre-feu numérique. A 21 heures, il verrouille le wi-fi. Il croit qu’à 16 ans, je vais dormir plus tôt. L’autre soir, tout en pianotant sur son iPhone, il a péroré :  » Ma chérie, on ne révise pas le bac de français en regardant des vidéos YouTube, il faut lire les oeuvres dans le texte, se creuser les méninges.  »

Mater Lui en 3D. Mon père oublie une chose. Si ma génération dispose de YouTube (voir Le Misanthrope avec de vrais comédiens, c’est plus prenant), la sienne avait les Profil d’une æuvre pour s’exempter de lire Molière. Et ça, mon père l’a oublié, aussi. Pour lui, l’écran est un mauvais génie qui m’empêche de lire, qui fait jaillir des Snaps (messages échangés sur Snapchat… pour les profanes) comme des diablotins de leur boîte. Pour mon père, l’écran fait écran, il est un obstacle au savoir. Il suffit pourtant de le mater devant la télé pour s’apercevoir qu’il ne peut plus regarder une série sans tweeter en même temps ce qu’il en pense.

Je sais d’autres choses sur la manière dont mon père se concentrait pendant les révisions du bac. Des trucs un peu zarbis. L’été dernier, j’ai appris qu’il cachait – au printemps 1985 – sous son lit, un magazine roulé dans une boîte de balles de tennis (décidément, le tennis). A l’époque, une certaine Sophie Favier assez peu frileuse posait avantageusement en une, ainsi qu’en poster central. Pour apprécier le relief de sa plastique, le magazine Lui offrait une paire de lunettes 3D avec un verre rouge et l’autre bleu. Voilà comment mon père qui, à 16 ans,  » n’avait pas de portable « , restait concentré sur son bac de français, loin des technologies d’aujourd’hui.

Hum, hum.

(1) Bof, 11 à l’écrit, 15 à l’oral.

David Abiker

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