Pas si salopard…

L’acteur est en France, où le Champs-Elysées Film Festival lui rend hommage ce 9 juin. Une occasion en or de rencontrer un grand homme. Au débotté, pour ainsi dire.

C’est un géant nimbé de coton hydrophile comme un personnage de crèche. Avec de grands pieds. Sa carrière est encore plus grande. Donald Sutherland a tourné avec Bernardo Bertolucci, Robert Aldrich, Federico Fellini, Alan J. Pakula et Robert Altman. Il en a gardé des souvenirs dépareillés, qu’il assemble au jugé.  » Je suis vieux « , plaide-t-il. Il a 76 ans. L’âge des amis perdus et des hommages. Nous l’avons rencontré à Paris, un peu avant la soirée que lui a dédié, ce 9 juin, le Champs-Elysées Film Festival. Il s’en dit ému, dans ce français culbuté de conjugaisons hasardeuses qu’il tient à parler. Pourtant, la rencontre commence plutôt mal.

Donald Sutherland : Vous fumez ?

Le Vif/L’Express : Euh, non, enfin oui, enfin pas là. Pourquoi ?

Je suis très allergique au tabac. Non, non, ne vous reculez pas. Ça ne servira à rien. J’ai toujours été fragile des bronches. Maintenant que je suis vieux, ça ne s’arrange pas.

Ce n’est pas vieux, 76 ans.

Vous êtes gentille. C’est pour ça que j’aime la France, vous êtes gentils et polis. Cet hommage que me rend un pays que j’aime tant me gêne et me touche. Je vais être décoré commandeur des Arts et des Lettres aussi. J’étais déjà chevalier. Je porte ma décoration constamment, sauf la nuit. C’est comme une étreinte. J’ai une relation très forte avec la France. J’y ai une maison, et j’y passe tous les étés.

Le reste du temps, où vivez-vous ?

Principalement à Miami. J’ai besoin d’être au bord de l’Atlantique, de voir le soleil se lever et se coucher dans les vagues. J’ai grandi en Nouvelle-Ecosse, au Canada, près de l’océan. Je veux sentir l’odeur de mon pays le jour de ma mort. Chez moi, c’est le Canada. Il y a deux ans, j’ai porté le drapeau canadien à l’ouverture des JO d’hiver à Vancouver, j’ai pensé :  » Si seulement ma mère pouvait me voir.  » C’est ça, être canadien.

Pourquoi avez-vous quitté le Canada, en 1958 ?

Parce que je voulais faire du théâtre et que c’est en Grande-Bretagne que tout se passait. C’est marrant, l’envie d’être acteur m’est venue à 12 ans. Quand j’en ai parlé à mon père, il m’a seulement demandé de suivre un cursus universitaire, de façon que je puisse avoir un travail si le métier de comédien ne me réussissait pas. Je me souviens de deux chocs cinématographiques, en 1955. J’avais 20 ans, j’étais encore à l’université de Toronto. Je suis allé dans un cinéma qui projetait La Strada, de Fellini, et Les Sentiers de la gloire, de Kubrick. Ma vie a basculé ce jour-là. J’avais l’âme et le c£ur en miettes. Dès cet instant, j’ai acquis une véritable conscience politique. J’ai su que je combattrais l’oppression et l’injustice.

Vous avez financé les Black Panthers avec votre épouse Shirley, milité contre la guerre au Vietnam avec Jane Fondaà

Jane et moi avons fait une tournée avec Free the Army (FTA), un spectacle antimilitariste joué à proximité des bases militaires. C’était très drôle. Le Pentagone a essayé d’en interdire l’accès aux troupes, mais elles n’en ont pas tenu compte. On a fait salle comble à chaque fois. Même Elizabeth Taylor est venue. Les années 1970 ont été la meilleure période de ma vie. J’ai quand même fait des conneries. J’ai refusé les films de Michelangelo Antonioni, de Sam Peckinpah et de John Boorman. Comment ai-je pu refuser Délivrance ? Et Les Chiens de paille ? J’ai commencé en bas de l’échelle. J’ai fait mes classes au Perth Repertory Theatre, en Ecosse. On est partis en tournée, c’était un rêve. Un soir, un réalisateur est venu dans ma loge me proposer de jouer dans son film. C’était Warren Kiefer. C’est en souvenir de lui que j’ai appelé mon fils Kiefer. Il m’a fait débuter au cinéma dans Le Château des morts-vivants, en 1964, je crois. J’avais le visage tartiné de blanc, c’était affreux. Et je n’étais pas très bon, à dire vrai. Lee Marvin m’a fait une remarque une fois, sur le tournage des Douze Salopards. Il m’a dit :  » On s’en fout de ton personnage, c’est la caméra qui compte.  »

Marvin se soûlait toutes les nuits à l’époque. Vous suiviez le mouvement ?

Le plus curieux, c’est que dès qu’il était sur le plateau, il était parfaitement sobre. Je n’ai jamais compris comment il faisait. Moi, j’étais très coincé. Je ne buvais pas, je ne fumais pas, je ne savais même pas ce qu’était un joint. Je devais être d’un barbant. Pourtant, il y avait une sacrée bande : Telly Savalas, Charles Bronson, Ernest Borgnine, John Cassavetes. Eux ne s’ennuyaient pas, en tout cas.

Il n’était d’ailleurs pas prévu que vous teniez un rôle important dans ce filmà

Non, c’est parce que Clint Walker a jeté l’éponge en affirmant que le rôle était indigne de lui que Bob Aldrich s’est rabattu sur moi. Il s’est tourné vers moi et a décrété :  » Toi, avec les grandes oreilles, tu le fais !  » Il ne connaissait même pas mon nom. Et il a changé ma vie. Je tenais enfin ma chance. J’avais un ego énorme quand j’étais jeune. C’est grâce à Bob Aldrich, qui a montré le film à Ingo Preminger [le producteur], que j’ai joué dans M.A.S.H. Il lui a dit :  » Regarde Sutherland, c’est un super acteur.  »

Robert Altman a tenté de vous virer du casting, pourtantà

Oui, je n’ai jamais su pourquoi. Mais Ingo a tenu bon. Je crois que Robert n’aimait travailler qu’avec des amis. C’était un peu dur à vivre sur le moment, parce que je me sentais rejeté quand les gens de l’équipe plaisantaient ensemble. C’est dommage, mais ce n’est pas grave. Toute ma vie j’ai été rejeté, je pourrais vous sortir une liste longue comme ça. Je me rappelle qu’à la fin du tournage on pensait tous qu’Altman était complètement fou, qu’il fallait l’enfermer d’urgence dans un asile. Personne ne comprenait ce qu’il faisait. Il était brillant, génial, et on ne comprend jamais les génies.

Federico Fellini, dans son genre, devait sembler encore plus abscons, non ?

Lui, non. Federico m’aimait. Sur le plateau de Casanova, quand il dirigeait un autre acteur, il fallait absolument qu’il soit près de moi. Il était pour ainsi dire sur mes genoux. Je l’embrasse dans mes rêves, Federico. Il disait que le cinéma était mathématique, ce qui n’empêchait pas que c’était la folie sur son plateau. Il n’y avait pas d’improvisation, chaque scène était répétée plusieurs fois. Il était maniaque. Il rectifiait des choses minuscules sans nous en expliquer la raison et on s’apercevait après coup que ça changeait tout. Quand je mourrai, ma dernière pensée sera pour lui, ma femme Francine, mes enfants et mon chienà (Il éternue. Cette satanée allergie au tabac.) Je suis fatigué. Est-ce qu’on peut arrêter l’interview ?

Champs-Elysées Film Festival, Paris (VIIIe). Du 6 au 12 juin.

PROPOS RECUEILLIS PAR SANDRA BENEDETTI

 » En 1955, ma vie a basculé après avoir vu « La Strada » et « Les Sentiers de la gloire » : j’avais l’âme et le c£ur en miettes « 

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