© FRÉDÉRIC RAEVENS

Pas si gommé que ça, Jean d’Ormesson

Un simple crayon posé sur un cercueil, il est vrai des mains du chef de l’Etat français, et au centre de la cour des Invalides, à Paris. Un rappel des vanités des choses de ce monde, ce deuil étant suivi au surplus dans les vingt-quatre heures par celle du plus populaire des chanteurs, dont le corbillard serait escorté de centaines de motards, même pas en service commandé, d’un million de célébrants et de dix fois plus de spectateurs devant leur étrange lucarne, totalisant cinq fois la foule légendaire qui avait accompagné Victor Hugo jusqu’à son ultime demeure, prélude à sa légende. Car voilà le vrai enjeu : la postérité. Hugo est toujours là, à travers ses personnages et certains de ses vers, qui n’ont cessé d’être métamorphosés par les uns, serinés par les autres depuis son éclipse terrestre.

Un grand auteur peut aussi être un remède contre l’ennui

Qu’en est-il désormais de Johnny, qu’en est-il de Jean d’O ? Pour le premier, la mémoire collective propre à la chanson se chargera de hanter nos mémoires. Les images demeurent, elles ont alimenté les chaînes des journées et des nuits entières, et ne les déserteront pas. Les supports sonores ne manquent pas non plus, d’autant qu’ils continueront d’enrichir des producteurs, des compositeurs, des paroliers, des maisons de disques. Il se pourrait même que Johnny, qui l’eût tant aimé, devienne une gloire internationale, qui sait ? Il y eut bien, à New York, un musical nommé Jacques Brel Is Alive and Well and Living in Paris qui fut l’illustration de sa renommée planétaire. Son ami Johnny n’était pas aussi auteur et compositeur que lui, loin de là, mais pourrait accéder à une survie de ce type.

Mais pour ce qui est de Jean d’Ormesson, qui avouait à demi-mot que là était son souci, dissimulé il est vrai sous un sourire en coin, que va-t-il se passer ? Son oeuvre eut droit à une édition dans La Pléiade, qui ne contenait curieusement pas certains de ses meilleurs livres, comme La Douane de mer ou Presque rien sur presque tout, mais n’aurait de toute façon pu tout rassembler, car il ne détela pas, le bougre, sous ses airs insouciants de gourmand de la vie, qui ne cachait pourtant pas une inquiétude, celle de ne pas arriver à tout dire, ce que des titres comme Qu’ai-je donc fait ? ou Un jour je m’en irai sans avoir tout dit trahissent.

Il a pourtant beaucoup dit, notamment devant les micros et les caméras, instruments qu’un Pessoa ou un Kafka n’ont pas connus (et qu’ils auraient ignorés), ou qu’un Gracq ou un Michaux ont fuis, laissant parler leur oeuvre. D’Ormesson, lui, faisait à ces instruments trompeurs les yeux doux, qu’il pouvait avoir parfois féroces, mais alors teintés de tant de télégénie. Il a connu cette gloire-là, certes.

Mais l’autre, la vraie, celle que seule les vrais grands connaissent ? Son premier livre posthume atteste de cette question, il s’intitule Et moi, je vis toujours (Gallimard, 288 p.) et se dresse dans les vitrines des libraires comme l’ultime titre de Bergotte dans la cathédrale de Proust. Et il vaut que l’on s’y plonge, et se mette à remonter le cours de l’oeuvre. Profs de lettres, mettez-vous-y ! Vos disciples se barberont moins qu’à déchiffrer un nouveau roman. Un grand auteur peut aussi être un remède contre l’ennui.

Secrétaire perpétuel à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique

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