Jeune femme nue au miroir, © PHOTOMONTAGE LE VIF/L'EXPRESS - MICHIEL HENDRYCKX - KUNSTHISTORISCHES MUSEUM WIEN-GETTY IMAGES

Partitions et lumières

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : le grand chef d’orchestre Philippe Herreweghe.

Un petit palazzo aux couleurs  » gris Versailles « , un jardin à l’anglaise et des bouquets de roses Redouté éparpillés dans le séjour, bienvenue chez Philippe Herreweghe, le célèbre chef d’orchestre gantois, qui ne passe pas plus de soixante jours par an dans sa belle demeure bruxelloise. Avec ses nombreux concerts aux quatre coins du monde et les festivités à l’occasion de son 70eanniversaire (lire aussi Le Vif/L’Express du 12 mai dernier), le maestro, dont le répertoire s’étend de la Renaissance à la musique contemporaire, n’a pas eu un moment pour lui depuis trois mois. Néanmoins, il a le temps de vous recevoir juste avant de retrouver sa fidèle équipe et d’arrêter l’agenda des trois prochaines années.

Installé à mi-chemin entre la cheminée de marbre blanc et la bibliothèque obèse, Philippe Herreweghe pose son iPad et son carnet Moleskine sur la table cérusée et semble subitement décontenancé à l’idée d’évoquer ses oeuvres d’art préférées. Avec plus de soixante interviews en quelques semaines, on finit par un peu s’emmêler les pinceaux,  » d’autant qu’on nous soumet de plus en plus à des entretiens à thèmes, ce qui augmente considérablement notre temps de préparation « . S’il se souvient très bien avoir transmis les trois titres de son choix, il ignorait qu’il lui serait demandé d’en expliquer les raisons. Philippe Herreweghe semble désormais plus contrarié que déconcerté. Pour quelqu’un d’une exigence intellectuelle infinie, improviser sur des sujets pareils chiffonne plus que de raison. Il ne comprend d’ailleurs pas en quoi l’avis d’un chef d’orchestre sur la peinture serait intéressant.  » Mieux vaut demander aux spécialistes, pour ne pas tomber dans le discours ras-des-paquerettes. Quelle horreur ! Mais bon, la moindre des choses quand on n’est pas spécialiste, c’est de préparer, ce que je n’ai pas pu faire.  » De la contrariété, on passe à la frustration : ne pouvoir atteindre les cimes de réflexion. Pire encore : risquer de débiter de plates et vulgaires banalités.

C’est donc habité de tous ces sentiments déplaisants (ou inconfortables ?) que Philippe Herreweghe s’apprête, tout de même, à parler d’art.

La foi et la chambre à coucher

Le chef propose de procéder par ordre chronologique. Il commence, du coup,  » avec Piero  » (della Francesca). Mains sur la table, il démarre :  » Depuis mes 14 ans, il m’attire comme un aimant… Mais c’est seulement aujourd’hui que je commence à comprendre pourquoi.  » Regard tendre.  » Evidemment, il me rappelle l’Italie que j’aime par-dessus tout mais, Piero della Francesca, c’est surtout le mariage parfait de la raison et de la beauté, la rencontre des sciences géométriques et des sciences de la couleur. C’est ce qui rend son oeuvre encore plus forte ; exactement comme en musique où aucune oeuvre n’est jamais aussi forte que lorsqu’elle est sous-tendue par une véritable réflexion ou une théorie. Ici, ce sont les mathématiques et la perspective de della Francesca qui exaltent la véritable beauté de cette fresque.  »

Très nuancé, donc très précis, donc très prudent dans son analyse, Philippe Herreweghe ne cesse d’affiner ses propos avant de finir par revenir sur Le Songe de Constantin, une des scènes religieuses issues du cycle de La Légende de la vraie croix réalisé dans la chapelle Bacci de la basilique Saint-François, à Arezzo.  » Ce qui me fascine le plus, c’est que tous les personnages de Piero semblent se situer au-delà de la vie et de la mort. Leurs attitudes et leurs regards semblent absents de la Terre et me paraissent déjà appartenir à l’éternité. C’est ce rapport-là, au temps, qui m’attire. Terriblement.  » Interrogé sur son rapport à la foi, le maestro se braque un peu :  » Demander à quelqu’un s’il est croyant, c’est un peu comme lui demander comment ça se passe dans sa chambre à coucher. C’est terriblement intime.  » Mais Philippe Herreweghe n’a pas envie d’être brutal en ce mardi matin lumineux. Alors, contre toute attente, il rassemble ses idées pour vous en livrer l’essence :  » Dans une société consumériste et pragmatique comme la nôtre, l’être humain a encore plus besoin de se sentir en cohésion avec un groupe, d’appartenir à un tout. Et c’est la nature de ce lien que l’homme passera toute sa vie à chercher… Pour certains, ça passera par la religion, pour d’autres par la tradition ou des sagesses millénaires transmises par des textes saints ou sacrés ; toutes ces choses que la liturgie et le rituel s’efforcent de faire vivre… Quand on y songe, un concert de musique est lui-même une liturgie.  »

Les cantates et les fous

Ensuite, Philippe Herreweghe hésitait entre cette Femme nue au miroir, de Bellini, et un paysage du peintre flamand Patinir. Finalement, ce sera Bellini.  » Pour la femme, qui a joué un grand rôle dans sa vie « , mais aussi pour l’Italie qu’il a découverte presque en même temps que le tableau. C’est à l’adolescence qu’il a le coup de foudre pour la Toscane, où il aboutit en poursuivant sa formation musicale, débutée à 2 ans, tous les étés à l’Accademia Chigiana de Sienne. Le reste de l’année, à Gand, par l’intermédiaire de son meilleur ami dont le père était psychiatre, il fréquente un milieu peuplé d’individus dont le métier est de sonder l’âme humaine et qui,  » avec leurs noeuds papillons, leurs collections d’art et leurs fréquentations d’artistes « , le fascinent rapidement.  » Aussi loin que je m’en souvienne, tout ce qui dépassait la vie plate et pratico-pratique m’intéressait. Il me semblait aussi que les psychiatres étaient les personnes les plus au centre de l’échiquier, au confluent des sciences, de l’art et de la philosophie. Bon, à cette époque, c’était aussi très difficile de vivre de la musique ; de nombreux grands chefs exerçaient d’ailleurs un second métier. Donc, loin de s’opposer, mes passions pour la musique et pour l’âme humaine formaient un tout. Elles étaient véritablement complémentaires.  »

Diplôme de médecine en poche et spécialisation en psychiatrie obtenue haut la main, Philippe Herreweghe devient l’assistant d’un grand professeur d’université et découvre une autre réalité : la schizophrénie et la folie. Une expérience extraordinaire, selon lui, qui lui permet d’entrevoir des réalités sociales et humaines qu’il ne soupçonnait pas.  » Un métier très dur mais une expérience fantastique. Malheureusement, il m’accaparait tellement qu’il ne me laissait plus de temps pour la musique. Je devais sacrifier la musique pour la psychiatrie et ça, je ne pouvais pas.  » Une rencontre décisive survient alors : Gustav Leonhardt, musicien et chef de choeur, son idole, et Nikolaus Harnoncourt, musicien et chef d’orchestre baroque, lui proposent d’enregistrer les Cantates de Bach après avoir entendu le Collegium vocal que Philippe Herreweghe dirigeait déjà. Le psychiatre lâche alors ses patients et se consacre entièrement à la musique. A Paris.  » Mon père était affolé car, quand on a connu la guerre, comme mes parents, votre souci majeur est que vos enfants ne connaissent jamais la faim et que vos filles concluent un bon mariage. Il ne comprenait pas qu’après avoir fait de bonnes études de médecine, je ne poursuive pas une trajectoire plus traditionnelle. Moi, je n’avais aucune idée de la manière dont je pourrais gagner ma vie mais je m’en fichais, la musique était plus forte que tout. Et comme l’argent ne m’a jamais intéressé, ça ne me dérangeait pas de vivre comme un étudiant. Même à 35 ans.  »

Ludwig van Goya

Vient enfin le tour du Chien de Francesco Goya. Une rencontre qui remonte à ses 18 ans et qui coïncidait avec la mort de Franco, et la fin de la dictature franquiste ; auparavant, impossible pour ce fils de résistant et antifasciste convaincu de mettre les pieds en Espagne.  » Comme musicien, je ne peux m’empêcher de lier un compositeur à un peintre. A mes yeux, Goya, c’est le Beethoven de la peinture. Evidemment, les périodes concordent mais c’est surtout cette force d’expression presque « tellurique » que l’on retrouve chez eux qui les unit. D’ailleurs, si on compare leurs oeuvres, on ne peut que constater des similitudes. Au départ, Beethoven sonne comme du Hayden, dix ans plus tard, on dirait de la musique contemporaine. Goya, c’est pareil. Au départ, on dirait presque du rococo ; et à la fin de sa vie, on dirait presque de l’art contemporain.  »

Souvent associé à Bach et considéré comme le poète accompli de l’oeuvre de l’immense compositeur allemand, notre hôte confie que, pourtant, c’est Beethoven qui, de loin, fait le plus battre son coeur. Il est même le centre de toute sa vie. Méthodiquement, Philippe Herreweghe poursuit son parallèle entre les deux artistes :  » Comme Beethoven, Goya a terminé sa vie enfermé dans la surdité. C’est alors qu’il a peint ce chien sur les murs de sa maison : prêt à être enseveli par les sables mouvants, il sent qu’il va mourir et pourtant, il tend encore son museau vers le ciel, le regard plein d’espoir. J’y vois l’écho de la propre solitude de Goya qui, sentant la mort arriver, espère encore être sauvé. C’est terriblement touchant. D’autant que ce tableau évoque notre lot à tous.  »

Autour de lui, peu d’oeuvres d’art. Philippe Herreweghe ne cherche pas à en détenir. Il s’interroge d’ailleurs beaucoup sur ces collectionneurs qui affichent de l’art africain ou religieux dans leur salon.  » Ce sont des oeuvres trop fortes pour être possédées. Si mon oeuvre préférée serait évidemment un Piero della Francesca, je ne voudrais pour rien au monde l’avoir chez moi. Ce serait un sacrilège ! En revanche, une petite oeuvre romantique d’un peintre allemand qui me rappellerait Schumann ou Overbeck, pourquoi pas ?  »

Le maestro termine son café et semble préoccupé de ne pas voir son équipe débarquer. L’opportunité de lui poser une toute dernière question : quel est le rôle de l’art dans nos vies ?  » Quelle question difficile !  » s’exclame-t-il, en riant. Avant de se lancer dans de grandes considérations sur la définition même de l’art.  » Longue histoire « , conclut-il avant d’arrêter mentalement ce qu’il pense être la définition traditionnelle de monsieur et madame Tout-le-Monde.  » L’art, c’est un peu comme un microscope : un instrument qui vous permet de voir des choses que vous ne pourriez pas deviner à l’oeil nu. Il sert à sonder notre psyché, à mieux appréhender notre condition humaine. Donc, à nous interroger sur le lien entre la vérité et la beauté. Mais surtout, il rend la vie plus intéressante, plus riche et plus belle !  »

Dans notre édition du 9 juin : Idriss Aberkane.

PAR MARINA LAURENT

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