Particratie La maladie belge

Le monde politique ne fait même plus semblant : la politisation de l’administration est revenue au grand galop.

Oubliée, l’ambition de la réforme Copernic (2000) de moderniser l’administration tout en la dépolitisant ! Les vieux démons particratiques sont de retour, plus effrontés que jamais, aussi vifs que dans les années 1960. Jetés à la porte sous prétexte d’imitation des méthodes de management du secteur privé, ils sont revenus en force par la fenêtre comme le démontre l’évolution négative du Selor. Autrefois respecté, cet instrument public de sélection des fonctionnaires est devenu le cache-sexe des préférences avouées de nos dirigeants ( lire page 24). Ainsi, Vincent Van Quickenborne (Open VLD), ministre des Pensions, récuse-t-il la nomination de l’administrateur de l’Office national des pensions qui lui est destiné parce que sa sélection a été réalisée sous l’ancienne législature. La couleur politique de Jean-Marc Delporte, socialiste francophone, ne permettrait pas à celui-ci de collaborer loyalement à la réforme des pensions… Conséquence de ce blocage politique : 46 nominations en rade.

Dès son entrée en fonction, le Premier ministre, Elio Di Rupo (PS), avait demandé à ses partenaires de l’aider à dresser le cadastre des  » topmanagers  » (président de comité de direction d’un service public fédéral) et patrons des entreprises publiques autonomes (Belgacom, la SNCB, BPost, Fluxys, Belgocontrol, Loterie Nationale, etc.). Une manière d’actualiser la pondération des influences politiques en fonction des résultats électoraux ou de la composition du gouvernement ? De rétablir l’équilibre entre des francophones réduits aux fonctions subalternes et des Flamands hyper-dominants dans tous les secteurs de l’Etat fédéral ? Il y a urgence : neuf présidents de SPF (service public fédéral) sont néerlandophones contre seulement cinq francophones. S’agirait-il aussi d’introduire un peu de parité hommes-femmes, alors que la réforme Copernic a stoppé net l’accroissement naturel de ces dernières dans les hautes sphères de la fonction publique ? Livrés à eux-mêmes, les partis n’ont pas appliqué aux grands commis de l’Etat les règles de parité qu’ils s’imposaient sur le plan électoral. Le secrétaire d’Etat à la Fonction publique, Hendrik Bogaert (CD&V), a promis que cela devait changer. Objectif : au moins un tiers de femmes au sommet de l’administration.

L’  » opération Stratego  » de Di Rupo, si elle aboutit, pourrait avoir certaines qualités de rattrapage. Mais elle révèle surtout qu’en Belgique, rien n’a vraiment changé. Les partis politiques restent l’épine dorsale de l’Etat. Comme en Italie. Hors leur circuit, point de salut. Ils continuent de  » lotir  » l’espace public et semi-privé, de se répartir influences et revenus alors que dans d’autres pays aux m£urs plus exigeantes, certaines de ces pratiques seraient passibles de poursuites pénales.

Spécialiste de la gouvernance publique, Marie Göransson achève, à l’ULB, une thèse de doctorat sur la  » responsabilisation des hauts fonctionnaires  » soutenue par la Fondation Bernheim. Celle-ci a déjà financé une étude comparative sur le système politico-administratif de six pays européens (Belgique, Danemark, Pays-Bas, Suisse, France et Grande-Bretagne). Le but était de dénicher dans l’habitus belge, une bonne, une très bonne justification des relations compliquées que le personnel politique belge entretient avec l’administration et qui débouche sur des cabinets ministériels pléthoriques et interventionnistes, un £il en permanence sur la prochaine échéance électorale. Les cabinets ministériels jouent un rôle dans la réélection des ministres, avec les dérives clientélistes qu’on imagine. Est-ce bien normal ?

 » Des pays, tels le Danemark et les Pays-Bas, sont, comme la Belgique, gouvernés par des coalitions larges dont la responsabilité est collective et où la recherche du consensus est permanente, analyse Marie Gö-ransson. C’est une raison souvent invoquée pour justifier l’existence des cabinets ministériels en Belgique. Mais ces pays s’en passent fort bien. Ils se reposent sur l’administration pour coordonner l’opinion des ministres. Les fonctionnaires négocient en leur nom et défendent au mieux les intérêts de leur département. C’est également le cas pour des pays institutionnellement complexes, comme la Suisse, qui coordonnent leurs entités fédérées par l’intermédiaire de comités où siègent les élus et surtout les administrations. Enfin, le système de carrière et la politisation de l’administration, qu’elle soit institutionnalisée ou pas, n’engendrent pas systématiquement la méfiance des représentants politiques. Au contraire : des idéologies différentes peuvent même être perçues comme un avantage dans l’élaboration des politiques. « 

En Belgique, l’administration est décriée par les responsables politiques. Dans un arrêté royal, il a même été question de sa  » démotivation  » et de son  » incompétence « . La réforme Copernic, dont les mauvaises langues disent qu’elle a surtout servi à sortir les sociaux-chrétiens de l’administration au temps des gouvernements Verhofstadt I et II, n’a pas empêché nos hommes et femmes politiques de retomber très vite dans leur méfiance viscérale à l’égard d’une administration, par ailleurs, très politisée.  » On n’a pas réussi à conduire jusqu’au bout la réforme Copernic, constate Marie Göransson. Beaucoup de changements ont été initiés, puis abandonnés ou détournés par les acteurs. Les cellules stratégiques qui devaient remplacer les cabinets ministériels ont été dénaturées pour, finalement, n’offrir aucun changement quant à la structure des cabinets initiaux et à leur fonctionnement.  » Le système de mandat pour les hauts fonctionnaires, lui, a été conservé. Mais le Selor nouvelle mouture se met à l’écoute du  » profil  » souhaité par le gouvernement.  » C’est déjà une influence politique qui se confirme dans le choix final du mandataire par le ministre compétent « , poursuit Marie Göransson.

Alors, que faire ? Les Belges sont-ils voués à passer sous les fourches caudines des partis s’ils veulent prendre des responsabilités au service de l’Etat, une fonction noble par excellence ?  » C’est une question difficile, hésite la chercheuse de l’ULB. La clé réside dans la relation de confiance qui devrait exister entre un haut fonctionnaire et son ministre. C’est ça qu’il faut travailler en Belgique… Les six à huit hauts fonctionnaires qui dirigent un ministère devraient, selon moi, afficher leur sensibilité politique et être remplacés au début d’une nouvelle législature, pour réintégrer un pool spécifique au sein de l’administration. En France, il y a un va-et-vient des fonctionnaires les plus exposés politiquement. Mais au Danemark et aux Pays-Bas, il arrive qu’un nouveau ministre d’une autre couleur politique conserve le no 1 de son administration, parce qu’il est expérimenté ou parce que le ministre juge utile de travailler avec quelqu’un d’une opinion différente de la sienne. On attend aussi d’un haut fonctionnaire qu’il ait suffisamment de sensibilité politique pour s’adapter aux orientations d’un nouveau ministre. « 

MARIE-CÉCILE ROYEN

 » En Belgique, rien n’a vraiment changé. Les partis politiques restent l’épine dorsale de l’Etat « 

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire