Palestine et loi du silence

Soucieux de mieux saisir le contexte et la portée des événements tragiques évoqués quotidiennement par les médias, je me suis rendu en Palestine au mois de février, dans le cadre d’une mission civile d’observation organisée, sous l’égide du Centre national de coopération au développement (CNCD), par l’Association belgo-palestinienne .

D’emblée, je ne dissimulerai pas à quel point les situations dont j’ai pu être le témoin m’ont profondément choqué et bouleversé. C’est pourquoi il convient d’autant plus d’éviter le piège des passions, de préserver la distance nécessaire entre ses émotions légitimes et la raison, de s’interdire une vision trop manichéenne en cherchant absolument où est le bien et où est le mal. C’est avec sans cesse à l’esprit ces principes de conduite que j’ai tâché d’observer avec objectivité ce qui s’est présenté à moi durant une semaine.

Une chose m’est apparue d’emblée : la disproportion manifeste des moyens tant matériels qu’humains. Les parties en présence ne sont de toute évidence pas en mesure de rivaliser. Pour illustrer mon propos, je prendrai cet exemple : alors que l’un se déplace, au prix de contrôles incessants et injustifiables, à l’aide d’une charrette tirée par un mulet sur des routes qui tiennent davantage de la piste boueuse, l’autre utilise le dernier modèle de véhicule en disposant d’un réseau routier particulièrement bien développé, le tout pouvant à l’occasion se côtoyer à chaque heure du jour et de la nuit, séparés néanmoins au mieux par de hauts grillages ou encore de hauts blocs de béton, au pire par des champs de mines.

Ce n’est évidemment pas le plus consternant. Bien plus grave est, par exemple, la discrimination au sein même de la tristement célèbre bande de Gaza, placée pour l’essentiel sous la seule Autorité palestinienne, de plusieurs colonies occupées par des ressortissants israéliens. Si la population palestinienne, pour la bande de Gaza, est évaluée à 1,2 million de personnes, les colons y représentent quelque 5.000 individus. Si ces derniers disposent de 30 % du territoire, les Palestiniens n’en « maîtrisent », quant à eux, que 70 %. La promiscuité inhérente à cette surpopulation est insupportable. Les conditions d’hygiène dans les camps de réfugiés palestiniens installés là depuis près de cinquante ans sont déplorables. Pas moins de 81 % de la population palestinienne survit au-dessous du seuil de pauvreté, selon les dernières évaluations internationales, et dépend par conséquent, pour subvenir à ses besoins vitaux, de l’aide internationale.

C’est cependant dans ces conditions de dénuement extrême que ce qui a été devant nous appelé « des opérations de ratissage » ( sic) sont régulièrement menées par l’armée israélienne. La mission s’est ainsi rendue à Gaza vingt-quatre heures exactement après que ces nouvelles manoeuvres aient été menées. Nous avons pu constater l’ampleur des dégâts apportés aux quelques rares infrastructures publiques encore en place, ainsi que des destructions d’habitations et d’écoles.

Arrivé à Rafah, camp de réfugiés situé sur la frontière avec l’Egypte, au sud de la bande de Gaza, j’ai pu recueillir le témoignage d’un vieillard dont l’habitation très modeste avait été rasée par des bulldozers durant la nuit précédente, à 2 heures du matin, au motif qu’il est nécessaire d’étendre le périmètre de sécurité le long de la frontière. L’atmosphère qui règne en ces lieux est inqualifiable. Il ne reste plus qu’un champ de ruines le long de cette frontière délimitée par des grillages, eux-mêmes ponctués de bâtiments occupés par l’armée israélienne et à partir desquels les soldats israéliens pilonnent tout ce qui peut encore l’être.

Pour conclure, j’évoquerai enfin la destruction de deux infrastructures publiques financées par l’Union européenne, c’est-à-dire par vous et moi, à savoir : l’aéroport de Gaza dont la station-radar a été bombardée par des avions F16, dont la piste a été retournée complètement sur une profondeur d’au moins un mètre, rendant l’ensemble inutilisable, et la « Palestinian Broadcasting Corporation », dont les bâtiments et tout le matériel ont été dynamités le 19 janvier, à 3 heures du matin. Selon des évaluations officielles, l’ampleur des destructions s’élève à quelque 12 millions d’euros. C’est dès lors le contribuable européen qui, indirectement, subit aussi les répercussions de cette situation dramatique .

Que l’on comprenne bien ce propos. Il ne s’agit nullement, répétons-le, de fustiger qui que ce soit, de pointer un doigt comminatoire et vengeur sur l’un ou l’autre des acteurs de cette tragédie, mais au contraire de relater, avec toute l’objectivité possible, une expérience personnelle dont il serait criminel de ne pas faire partager les quelques enseignements. Ce qu’il m’a été donné de voir et d’entendre là-bas ne permet plus de demeurer silencieux, de retourner à son quotidien sans avoir au moins essayé de susciter un sursaut de conscience dans le chef de tout un chacun. Avec l’espoir, peut-être candide, que cette conscience citoyenne à laquelle nous appartenons toutes et tous nous incite à prendre nos responsabilités respectives afin qu’un terme soit mis, au plus vite, à ce qui représente un affront à l’humanité tout entière.

Les textes de la rubrique Idées n’engagent pas la rédaction.

par Yves Moiny, magistrat, membre de la Délégation civile d’observation en Palestine

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire