Pactole au Capitole

A Washington, les élus du Congrès n’ont jamais été aussi riches. Mieux : les législateurs, en majorité millionnaires, ont vu leur impunité en matière de délit d’initié soigneusement préservée. De quoi creuser le fossé entre l’Amérique et ses élites et saper une démocratie qui se prétend exemplaire.

Certains rêves américains ne manquent pas de drôlerie. Prenez Darrell Issa, arrêté trois fois pour vol de voiture dans sa jeunesse, puis devenu, à l’âge de raison, le patron multimillionnaire d’une société d’alarmes pour automobiles. Désormais élu dans le 49e district de Californie, près de San Diego, l’ancien petit voyou de Cleveland a rejoint le Congrès en 2001 et siège dans deux des plus prestigieuses commissions de la Chambre des représentants. Sa fortune personnelle, évaluée autour d’un demi-milliard de dollars, pourrait l’ériger en fleuron de la méritocratie ou en exception pittoresque. Mais les temps changent. Quoique l’homme le plus riche sur la colline du Capitole, il n’est qu’un Crésus parmi d’autres dans un Congrès mué en club de millionnaires.

Pour la première fois dans l’histoire des Etats-Unis, 268 des 535 membres de la Chambre et du Sénat, soit une majorité des législateurs américains, reconnaissent disposer d’au moins 1 million de dollars d’actifs liquides. Les chiffres, publiés au début de janvier par un centre d’analyse de Washington, le Center for Responsive Politics, ont été compilés, non sans mal, à partir des fourchettes de revenus déclarés en 2012. Ils ne constituent que des approximations, inférieures à la réalité. Car les estimations ne tiennent pas compte de la valeur des résidences principales, des yachts et de quelques autres éléments de patrimoine. Mais ils éclairent d’un jour nouveau la démocratie américaine : alors que le pouvoir d’achat de l’Américain moyen stagne, celui de ses représentants ne cesse de croître depuis 2010.  » La courbe de leurs revenus est calquée sur celle de l’élite, qui a profité de la reprise grâce à ses investissements financiers et immobiliers, remarque Sheila Krumholz, directrice du Center for Responsive Politics. D’où des questions légitimes : vivent-ils sur la même planète que le citoyen lambda ? Comprennent-ils les difficultés qu’endure le plus grand nombre ?  »

Conflits d’intérêts et investissements en Bourse

La cote de popularité de l’institution parlementaire, affligée d’à peine 19 % d’opinions favorables, sanctionne certes deux ans de paralysie et d’arguties stériles. Mais les sondés critiquent aussi l’insensibilité d’élus accusés d’avoir contribué à l’arrêt provisoire de 800 000 emplois publics en 2013, au blocage des indemnités de millions de chômeurs, et à l’enterrement de la réforme d’un Code fiscal toujours ultrafavorable aux plus hauts revenus. La solidarité de classe prévaut-elle sur les programmes politiques ?

Si on les juge par leur fortune, les deux moitiés de l’hémicycle n’ont rien à s’envier. En moyenne, les démocrates de la Chambre sont même mieux lotis, de quelques dizaines de milliers de dollars, que leurs collègues républicains. Au Sénat, c’est l’inverse. En 2013, la mort du démocrate Frank Lautenberg (87 millions) et la nomination de John Kerry au Département d’Etat, jusqu’alors le plus riche des sénateurs, avec 243 millions essentiellement détenus par sa femme, ex-propriétaire de l’empire du ketchup Heinz, ont fait chuter les statistiques des partisans d’Obama : leur valeur médiane est de 1,7 million, pour 2,9 millions pour les républicains. La liste des 10 élus les plus prospères du Congrès établie par le Center for Responsive Politics ne compte que deux républicains.  » On ne peut renier notre culture, admet Sheila Krumholz. Les électeurs n’ont rien contre la réussite sociale honorable d’un candidat. Mais l’argent est de plus en plus déterminant : pour réussir leur campagne, les politiques ont plus que jamais besoin de lever des fonds, et les mieux placés, dans la course aux sièges, sont ceux qui appartiennent déjà aux milieux fortunés.  »

A la fin des années 1990, Alan Ziobrowski, professeur de comptabilité à l’université de Géorgie, s’était étonné d’apprendre que des parlementaires pouvaient légalement investir en Bourse dans des titres et secteurs économiques sur lesquels ils ont autorité de contrôle. Les élus du Sénat et de la Chambre profitaient-ils de leur fonction ? En 2004, son analyse des déclarations des élus, obtenues après quinze mois de bataille avec les archivistes du Congrès, révèle que le portefeuille des membres de la Chambre des représentants a connu, entre 1994 et 1998, des performances supérieures de 6 % à la moyenne de Wall Street. Quant aux sénateurs, ils obtiennent le double, soit 12 %.  » Le coup de chance est exclu sur une si longue période, raconte Ziobrowski. Il ne fait aucun doute qu’ils profitaient d’informations auxquelles l’immense majorité des investisseurs n’avaient pas accès.  » Pourquoi se priver ? La loi interdisant les délits d’initié peut infliger des dizaines d’années de prison à des traders de Wall Street, mais les parlementaires américains, eux, en étaient exemptés.

Le négoce a pris un tour sidérant à la veille du grand krach de l’automne 2008. Durant tout l’été, alors que les réunions d’informations secrètes avec les parlementaires se succèdent dans le bureau du secrétaire au Trésor Henry Paulson, l’un des élus présents, Spencer Bachus, président de la commission des services financiers à la Chambre, multiplie les discrètes options à la baisse dans ses investissements personnels, misant sur la chute des marchés. Le 19 octobre au matin, au lendemain même d’une rencontre ultraconfidentielle avec Paulson et Ben Bernanke, patron de la Réserve fédérale, le parlementaire boursicote déjà, et prend des options qui lui rapporteront des dizaines de milliers de dollars. De même, Nancy Pelosi, porte-étendard, en 2009, de la lutte des démocrates contre les abus des compagnies de crédit à la consommation, a pu obtenir des titres d’introduction en Bourse du groupe Visa, réservés aux investisseurs institutionnels, et engranger une plus-value de 203 % à la revente quelques mois plus tard, après le passage d’une loi très édulcorée.

Les affaires auraient pu prospérer sans entraves, si, en novembre 2011, l’émission de la chaîne de télévision CBS 60 Minutes n’avait consacré un reportage aux abus rapportés par le livre de Peter Schweizer.  » Ce jour-là, la honte s’est abattue sur le Capitole, s’amuse Craig Holman, membre de Citizen.org, l’association de vigilance citoyenne. Jusqu’alors, je ne connaissais que huit parlementaires favorables à une loi bannissant le délit d’initié du Congrès. Dans la semaine suivant l’émission, j’en ai compté 280.  » L’approche des élections de novembre 2012 et la peur d’une insurrection populiste dans les urnes ont suffi à réveiller les consciences. Le 4 avril, Obama, tout sourire, signait la fameuse loi Stock (Stop Trading on Congressionnal Knowledge,  » Cessez de boursicoter grâce aux informations parlementaires « ), approuvée, dans un élan bipartite sans précédent, par 413 voix (sur 435) à la Chambre et 96 sénateurs sur 100. Le texte soumettait les législateurs aux sanctions pénales en vigueur à Wall Street et autorisait, pour plus de transparence, l’accès du grand public, via Internet, aux déclarations de fortune et de transactions des membres du Congrès. Mais les bonnes résolutions ne durent pas.

Un an plus tard, le 15 avril 2013, le même Congrès adopte par consentement unanime, en moins de vingt secondes après sa mise au vote, un amendement supprimant l’obligation de déclaration en ligne pour les collaborateurs et les familles des parlementaires. Surtout, les auteurs du nouveau texte  » oublient  » une série de stipulations techniques destinées à faciliter l’analyse des documents disponibles sur Internet. Ces modifications visent à protéger les intéressés contre les arnaqueurs en ligne, voire des terroristes. Mais elles aboutissent à vider la loi de son sens.  » Le délit d’initié reste illégal au Congrès, grince Sheila Krumholz. Simplement, il est impossible à repérer.  »

Seuls les très maladroits rendent des comptes

L’avidité n’est pas reconnue comme un crime. Et seuls les très maladroits rendent des comptes. Spencer Bachus, l’homme qui spéculait sur le krach, a comparu devant la commission d’éthique. Ses pairs l’ont blanchi, mais le républicain a finalement renoncé à briguer un nouveau mandat en novembre 2014. Dennis Hastert, président de la Chambre des représentants sous Bush, a acheté pour une bouchée de pain un terrain dans sa circonscription de l’Illinois, peu avant de faire voter le financement d’une autoroute adjacente en 2006. La valeur de sa propriété a quadruplé du jour au lendemain. Hastert, parti du Congrès en 2007, travaille désormais pour l’un des plus gros cabinets de lobbying de Washington. Comme tant d’autres.

En 1970, seuls 3 % des membres du Congrès amélioraient leur retraite en émargeant pour ces officines d’influence. Aujourd’hui, plus de 1 ancien élu sur 2 choisit cette nouvelle carrière dans le business roi de la capitale.  » Ces postes, payés parfois plusieurs millions par an, constituent surtout une rémunération différée, la récompense promise pour leurs bons et loyaux services accomplis quand ils siégeaient encore dans l’hémicycle « , rappelle Craig Holman. Les parlementaires ne se contentent plus d’approuver des lois utiles aux groupes de pression qui les approchent. Ils négocient de surcroît les informations confidentielles dont ils ont la primeur.

De notre correspondant Philippe Coste

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