Opération anti-pirates

La Force navale européenne Atalante hérite au large de la Corne de l’Afrique d’une tâche titanesque : neutraliser un ennemi aussi téméraire que méthodique. Et qui prospère sur la faillite d’un Etat naufragé.

De notre envoyé spécial

Sans heurts, le Zodiac vient s’accoler au flanc du boutre ballotté par la houle. Nulle hostilité chez les marins au teint mat entassés dans la robuste barque ; juste un peu d’étonnement face à ces intrus en tenue de combat. L' » équipe de visite  » de la frégate de surveillance française Nivôse se hisse donc à bord. Suit une inspection en douceur. Du poisson, des fûts de gazole, des vivres. Mais ni échelle d’abordage ni grappins ; et pas davantage de kalachnikov ou de lance-roquettes. Bref, rien de l’arsenal cher aux pirates somaliens qui écument le golfe d’Aden avec un culot monstre. Logique : à les en croire, ces forbans présumés ne sont que des pêcheurs yéménites.

En cinq jours de patrouille le long d’un corridor qu’empruntent chaque année 16 000 navires marchands, le Nivôse n’a pas débusqué le moindre flibustier. Faut-il voir là l’effet dissuasif du dispositif antipiraterie Atalante, force aéronavale européenne déployée sous mandat onusien depuis le 8 décembre ? Pour le moins prématuré : cette accalmie, le golfe la doit avant tout aux caprices d’une mer agitée, peu propice aux raids éclairs des skiffs légers des assaillants. D’ailleurs, ceux-ci ont mis fin à la trêve dès le 13 décembre. Pas toujours avec succès : un hélicoptère de la coalition a enrayé un abordage, tandis qu’un commando indien capturait 23 pirates. Forte d’une demi-douzaine de bâtiments, la flottille engagée hérite d’une tâche ingrate : sillonner un immense théâtre marin, entre le détroit de Bab el-Mandeb – la Porte de l’Enfer – et l’océan Indien. Avec le précieux concours, il est vrai, de trois avions d’observation et d’une poignée d’hélicos. De même, dans ces eaux à haute valeur stratégique, où transite 30 % du pétrole brut mondial, l’armada d’Atalante peut miser sur l’appoint des marines de guerre américaine, russe, indienne, chinoise, malaisienne, voire japonaise, comme sur le soutien de la Task Force 150, vouée depuis 2001 à la lutte contre le terrorisme islamiste.

Au quotidien, il s’agit d’escorter les navires du Programme alimentaire mondial (PAM), dont dépend la survie de 3 millions de Somaliens, de veiller sur les bâtiments de commerce  » vulnérables  » – concept aléatoire, puisque le Sirius Star, superpétrolier saoudien arraisonné le 15 novembre, échappait à ce label – et de  » prévenir et réprimer  » les actes de piraterie. Au besoin, l’état-major, établi à Northwood, près de Londres, ordonne l’envoi à bord de soldats armés. Avant même le lancement d’Atalante, la  » brigade de protection  » du Nivôse joua les anges gardiens sur un paquebot de luxe comme sur un bateau de prospection pétrolière. Son pacha, le capitaine de frégate Jean-Marc Le Quilliec, a aussi goûté aux charmes de l’escorte.

Ils s’emparent d’un mastodonte des mers en dix minutes chrono

Chargé d’accompagner le Señorita, il a vu affluer dans son sillage 17 bâtiments, mus par la même hantise.  » Cette fois, annonce ce Breton de Fouesnant, pas de convoi. Nous allons zigzaguer dans le corridor.  » On invitera ainsi les capitaines des cargos, tankers et autres porte-conteneurs à signaler par radio, sur le canal 16, tout esquif suspect.

Etrange bataille navale que ce combat entre la force et la vitesse. Entre gendarmes surarmés et boucaniers modernes, assez prompts pour s’emparer d’un mastodonte des mers en dix minutes chrono.  » Quand les pirates sont sur le pont, il est déjà trop tard, concède le commandant du Nivôse. Ma mission s’arrête là. La reconquête de vive force, ce n’est pas mon métier.  » Difficile, au demeurant, de  » profiler  » l’ennemi. Comment distinguer le frigo flottant et son escouade de pirogues de pêche du  » bateau mère  » pirate, base arrière des skiffs d’abordage ? Une arme dans un coffre ? Le droit de la haute mer l’autorise. Bien sûr, on va rarement ferrer le mérou avec une brassée de kalach’ et de RPG-7. Encore faut-il les dénicher sous les bâches. Or les  » visiteurs  » en treillis d’Atalante ne peuvent en théorie fouiller sans le consentement de l’équipage…

Endémique, la piraterie a voilà peu changé de calibre, voire de nature. Elle doit son essor au naufrage de la Somalie, archétype de l' » Etat failli « , livrée au chaos et à l’anarchie depuis la chute, en 1991, du dictateur Siad Barre. A l’époque, les flottes de pêche venues d’Europe et d’Asie se ruent vers ces eaux poissonneuses, raclant l’océan de leurs chaluts sans licences ni permis, tandis que des capitaines dévoyés souillent le rivage de déchets toxiques largués sans vergogne. Souvent persécutés, les pêcheurs locaux se rebellent, au point de courser les pillards et de saisir leurs navires, restitués contre rançon. Les pirates d’aujourd’hui invoquent bien sûr ce noble héritage, quitte à revendiquer le statut de  » garde-côtes « .  » Alibi commode, objecte Ahmedou Ould-Abdallah, représentant spécial de l’ONU en Somalie. La piraterie est devenue un business largement criminel, avec ses stratèges et ses réseaux de financement.  » De fait, les 10 à 12 gangs recensés, installés pour la plupart au Puntland, région autonome du nord-est de la Somalie, ne laissent rien au hasard. Disciplinés, ils ont leurs  » investisseurs « , dont la mise de fonds couvre le coût du matériel, leurs recruteurs, leurs comptables, leurs interprètes, leurs mécaniciens, leurs négociateurs. Mais aussi leurs informateurs, postés dans les ports de la région, et leurs vigiles, attachés à la surveillance de la quinzaine de bâtiments piratés, mouillant au large d’Eyl, de Hobyo ou de Harardhere.

Environ 120 abordages depuis janvier, dont 39  » réussis « 

Commerçants et restaurateurs fournissent l’intendance, y compris celle que requiert l’entretien des 300 marins retenus en otages. Le partage du butin – plus de 100 millions d’euros extorqués en 2008 – obéit à des ratios précis. En général, le financeur touche entre 20 et 30 % de la rançon, tout comme les autorités locales ou ce qui en tient lieu, pour prix de leur bienveillance. Les flibustiers eux-mêmes se partagent un bon tiers du total.  » Parfois, le premier qui met le pied sur le pont a droit à une prime de risque d’environ 2 % « , confie un initié. Reste le solde – de 5 à 10 % – versé sur des fonds destinés soit aux assauts futurs, soit aux familles des pirates tués ou emprisonnés. Les fortunes amassées permettent aux  » cerveaux  » – les services de renseignement occidentaux en ont identifié six ou sept – d’acquérir du matériel dernier cri : systèmes GPS, téléphones satellitaires et… détecteurs de faux billets.

Ce bond en avant technologique a dopé l’audace et élargi le rayon d’action des pirates. Ils ont ainsi  » confisqué  » le pétrolier Sirius Star à plus de 800 kilomètres au sud de Mombasa (Kenya). Quant au Faina ukrainien, autre fleuron de leur tableau de chasse, il convoyait 33 chars soviétiques T-72, 150 lance-roquettes et 6 canons antiaériens, destinés à une milice du Sud-Soudan. Les chiffres parlent : on dénombre depuis janvier 2008 environ 120 abordages, soit trois fois plus qu’en 2007, dont 39  » réussis « . Le fléau a décuplé en un an les primes d’assurance, contraint plus d’un armateur à dérouter à grands frais sa flottille vers le cap de Bonne-Espérance, et assuré la prospérité de maintes sociétés de protection privées, à l’efficacité d’ailleurs incertaine. Ainsi, les forbans du chimiquier Biscaglia ont anéanti d’une rafale son très coûteux  » canon acoustique « , censé tétaniser les agresseurs, tandis que ses trois agents de sécurité, dépourvus d’armes, se jetaient à la mer.

Les soldats d’Atalante et leurs alliés brûlent parfois d’en découdre. Mais la manière forte a son revers. Pour preuve, la bavure, à la fin de novembre dernier, d’une frégate indienne : le Tabar a envoyé par le fond un chalutier thaïlandais annexé par les pirates ; lesquels ont fui, alors que périssaient une quinzaine de marins.  » Il faut marquer le coup, tranche un sous-officier français. Les harceler, choper les armes et le pognon et couler leurs barcasses. Ça les calmera. On a des lois, pas eux. « 

Le remède passe par la restauration d’un Etat somalien

Là est le hic : l’armada européenne doit aussi déjouer récifs légaux et brouillard juridique. Qu’adviendra-t-il des forbans pris en flagrant délit ?  » Là, je marche sur des £ufs, admet le pacha du Nivôse. Faire échec à leur action, oui. Les arrêter et les détenir à mon bord, pas vraiment. Je n’en ai pas le pouvoir. En clair, je rends compte et j’attends les ordres.  » Nombre de codes pénaux occidentaux ont été expurgés des articles relatifs à la piraterie, considérés comme obsolètes. Dans l’urgence, on s’échine à convaincre les nations riveraines de juger les coupables sur leur sol. Londres vient ainsi de passer un accord en ce sens avec le Kenya. Et Paris rêve de faire de même avec Djibouti ou la Tanzanie. C’est que le transfert dans l’Hexagone de pirates présumés des voiliers Ponant et Carré d’as vire au casse-tête.  » Une connerie, soupire en privé un diplomate. On ne sait pas quoi en faire. « 

Unis en un duo insolite, Moscou et Washington préconisent de traquer les brigands jusque dans leurs villages sanctuaires. Scénario simpliste et voué à l’échec. Si le remède est à chercher sur la terre ferme, il passe par la restauration d’un Etat somalien, besogne herculéenne. Faut-il pour autant parier sur le triomphe des miliciens shebab, qui campent aux portes de Mogadiscio ? Certes, leurs aînés des Tribunaux islamiques, maîtres du pays de juin à décembre 2006, avaient alors quasi éradiqué la piraterie, quitte à pendre haut et court un caïd de Hobyo. Mais rien ne prouve que cet idéalisme dévastateur survivrait à l’attrait du pactole de la flibuste.

Vincent Hugeux; V. H.

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