» On peut dire ce qu’on veut des religions ! « 

Edouard Delruelle est philosophe, directeur adjoint au Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme. Il est également professeur de philosophie à l’université de Liège et y enseigne la morale et le droit. Entretien.

LeVif/L’Express : La liberté de critiquer l’islam est-elle possible en Belgique ?

Edouard Delruelle : Dans un pays comme la Belgique, on peut dire ce qu’on veut des religions ! La liberté d’expression va très loin : la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) l’étend jusqu’aux propos  » qui heurtent, choquent ou inquiètent « . On ne peut pas faire de différence entre les religions et on doit pouvoir les critiquer toutes, y compris l’islam. Il y a d’ailleurs très, très peu de condamnations pour  » islamophobie  » dans les affaires portées devant les tribunaux. Il y en a eu une, prononcée en 2007 par le tribunal correctionnel de Bruges : il a jugé que les insultes et les menaces  » Go home Kosovaren, fuck you islam  » incitaient à la haine. La loi limite donc cette liberté en condamnant l’incitation à la haine, à la violence et à la discrimination envers des êtres humains. Et je rappelle que, dans l’affaire de la publication des caricatures de Mahomet, il n’y a eu aucune condamnation judiciaire, ni en Belgique ni en France. Elles étaient légales, inoffensives. Deux, trois d’entre elles étaient même très drôles, d’autres beaucoup moins, mais c’est chacun son goût. Moi, je les utilise en cours. Cependant, on est parfois sur le fil pour délimiter le périmètre de la liberté d’expression. Exemple. Le bourgmestre de Bruxelles a interdit une manifestation contre  » l’islamisation de l’Europe « . D’aucuns ont critiqué cette décision, invoquant la liberté d’expression. Or cette manifestation était organisée par l’extrême droite et les forces de l’ordre craignaient des troubles publics.

Selon vous, cette perception qu’il est impossible de critiquer l’islam est fausse ?

En tout cas, sur le plan juridique, rien ne l’empêche. Il s’agit d’une perception sociologique, qui témoigne surtout d’une intense sensibilité au sein de toutes les communautés – qu’il s’agisse des musulmans, mais aussi des juifs, des gays… Notre société fonctionne de plus en plus selon des critères communautaires et incite leurs membres à se définir d’abord par des référents identitaires, d’où cette hypersensibilité aux critiques portées sur leurs références : les gens ont l’impression d’être l’objet de critiques et de stigmatisations continuelles. Et puis, quand on critique l’islam, on est très souvent confronté à un sérieux n£ud : il y a une confusion entre l’islam et l’immigration, les discriminations subies par les Belges issus de l’immigration. Certains acteurs politiques ou sociaux, comme Tariq Ramadan et Souhail Chichah, mélangent sciemment les deux au profit d’objectifs politiques.

A l’inverse, certains chatouillent-ils délibérément la critique de l’islam pour exprimer leur racisme ?

Oui, mais dans le cas qui nous occupe, l’essayiste française Caroline Fourest n’est pas islamophobe. Elle est d’ailleurs un bon exemple de personnes qui doivent pouvoir s’exprimer sur ces questions. J’ai lu ses écrits, elle dénonce, parfois de façon virulente, tous les obscurantismes, sans stigmatiser l’islam ni inciter à la haine envers les musulmans. Prenons la votation suisse sur l’interdiction des minarets. Caroline Fourest a manifesté son désaccord avec cette votation, expliquant que cette interdiction n’avait rien à voir avec la laïcité. Au contraire : la Réforme protestante a interdit à la minorité catholique suisse de faire sonner ses cloches et même de construire des clochers. Cette tradition, inéquitable, était réactivée contre les minarets. L’approche relève donc d’une identité et non de la laïcité.

La  » burqa pride  » orchestrée par Souhail Chichah tombe- t-elle sous le coup de la loi ?

Aucune loi n’interdit de perturber ou d’interrompre une conférence, même de manière intempestive. En revanche, saboter et interdire de paroles des orateurs est condamnable. Et les propos de Souhail Chichah sur Facebook – où il appelait à une  » lapidation de Fourest  » – et ceux tenus lors de la conférence –  » Lapidez-la ! « , dans un contexte par ailleurs échauffé, peuvent être passibles de poursuites pour incitation à la haine. Nous avons, en tout cas, ouvert un dossier et la question d’une plainte simple auprès du parquet se pose, mais pas en l’occurrence sans que l’ULB le demande.

L’islam peut-il être critiqué sur le fond ?

L’islam ne doit pas échapper à la critique intellectuelle, au sens noble du terme. Cela exige un certain travail. Or, souvent, on entend des propos qui ne sont pas informés, voire souvent ignorants. Il faut appliquer à l’islam l’esprit des Lumières, comme on l’a fait avec le catholicisme en le réduisant à sa dimension spirituelle. Je m’explique. Premièrement : replacer le texte dans son contexte historique, en distinguer le noyau spirituel, puis trancher les prescriptions sur lesquelles on peut discuter, par exemple celles dépassées par l’histoire. Deuxièmement : relativiser, car il existe un pluralisme des croyances, même au sein de l’islam – la foi est une possibilité parmi d’autres. Ces deux méthodes plaident pour que les religions soient reléguées dans la sphère privée.

Vous dites que le plus grand danger aujourd’hui est le communautarisme ?

Maintenant que nous sommes au bout de la modernité, c’est-à-dire après avoir vécu la déconstruction du système théologico-politique – le religieux ne structure plus notre société – et l’effondrement de l’idéologie du progrès – cette idée que nos enfants vivront mieux que nous -, à quoi assiste-t-on ? A un reflux, un retour du religieux, non pas comme structure organisant notre société – là, personne n’imagine un tel retour ! -, mais comme marqueur identitaire. Ce phénomène m’inquiète. Car, fatalement, ces marqueurs identitaires créent des ghettos. Et c’est très exactement ce que vit actuellement l’ULB, et bien plus fortement que d’autres universités : son socle commun des valeurs est moins solide qu’hier, vu notamment la sociologie de ses effectifs.

Qui a autorité pour critiquer l’islam ? D’aucuns en ont-ils plus que d’autres ?

Cette critique doit être confiée aux voix les plus éclairées. Néanmoins, il s’agit d’une entreprise collective, qui ne doit pas être laissée uniquement aux musulmans. Sociologues, historiens, universitaires doivent y prendre part. Là peut mûrir une réflexion, une confrontation féconde.

PROPOS RECUEILLIS PAR SORAYA GHALI

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