» On ne s’en sort jamais tout seul « 

Même brisés par le deuil, les humains ont des ressources, affirme le psychanalyste Jacques Roisin. Avec un entourage bienveillant, les proches des victimes réapprendront à vivre. Mais cela prendra du temps. Et chacun progressera à son rythme.

Le Vif/L’Express : Comment expliquez-vous l’ampleur de l’émoi collectif causé par l’accident de Sierre ?

Jacques Roisin (1) : Elle s’explique par le fait que chacun peut s’identifier aux proches des victimes, ou aux victimes. D’un coup, on réalise que la croyance rassurante selon laquelle  » cela n’arrive qu’aux autres  » ne tient pas. En outre, nous sommes davantage touchés parce que ce sont essentiellement des enfants qui ont perdu la vie. Enfant, on l’a tous été, on en connaît ou on en a soi-même. Or dans notre culture, l’enfant est sacré. En lui, on dépose l’espoir d’une belle vie. L’enfant incarne par définition le projet. C’est d’autant plus douloureux quand ils disparaissent avant d’avoir pu vivre leur vie.

Le nombre de victimes amplifie-t-il encore ce sentiment d’émotion collective ?

Oui, au niveau de l’imaginaire. Car s’il n’y a qu’une victime, on peut encore considérer qu’il s’agit d’une exception que l’on ne peut généraliser à soi. Mais un groupe aussi important que celui qui se trouvait dans le car rend semblable accident d’autant plus possible pour nous.

Voulez-vous dire qu’il est nécessaire, pour continuer à vivre, de nier ou d’occulter le fait que la mort nous guette en permanence ?

Oui. Mais ce n’est pas malsain. A contrario, penser sans cesse au malheur est invivable. Toutes les cultures ne vivent pas la réalité de la mort de la même manière. Jusqu’il y a peu, la mort, en Occident, faisait partie de la vie : les gens sur le point de mourir rappelaient leurs proches pour leur dire au revoir et des rituels d’excuses étaient mis en place. Tout cela a basculé. Aujourd’hui, nous sommes dans une culture de déni par rapport à la mort. C’est paradoxal parce qu’avec la télévision, on y est sans cesse confronté. Mais on vit cela comme si c’était lointain.

Une fois l’accident survenu, comment les proches des victimes, parents, frères et s£urs, amis, peuvent-ils survivre ?

Il faut distinguer vivre et survivre. Survivre, c’est se débattre dans l’épreuve. Autre chose est de se relier à la vie et de parvenir à vivre avec ce qui s’est passé, sans le nier. La grande majorité des gens disposent des ressources nécessaires pour survivre. Par exemple, nombre de ceux qui ont été touchés par ce drame vont faire des cauchemars, souvent les mêmes, ce qui leur permet de revivre les scènes les plus douloureuses pour les dépasser. De la même manière, des sentiments de culpabilité vont se mettre en place chez certains parents. Ce n’est pas que mauvais. C’est un mécanisme de défense pour apprendre à vivre avec cet événement.

Avec l’expérience qui est la vôtre, pouvez-vous distinguer ceux qui vont, plus vite que d’autres, réapprendre à vivre et non pas seulement survivre ?

Non. On ne peut pas le prévoir. Dans ces circonstances, on est souvent surpris de voir que certains, que l’on croyait forts, sont complètement démolis, et le contraire. Ce retour à la vie va dépendre de deux facteurs : la psychologie de chacun, qui peut se révéler, et la façon dont l’entourage va entourer ceux qui souffrent. Dans un drame comme celui-ci, on ne s’en sort jamais seul. Nous sommes des êtres relationnels.

Comment l’entourage doit-il se comporter, avec quelle juste distance ?

Il ne faut pas laisser les proches des victimes s’isoler. Il faut être présent, montrer qu’il y a quelqu’un. Il est aussi essentiel pour les proches des victimes de rencontrer d’autres personnes qui ont vécu des épreuves également difficiles et qui en sont sorties. Leur questionnement essentiel est en effet de savoir s’il est encore possible de vivre après avoir été tué psychologiquement. Quant à leur entourage, il ne doit pas seulement les materner, ni les surprotéger. Il doit accueillir, écouter, proposer de ne pas parler que de ça non plus. Mais il faut aussi que celui qui souffre soit preneur de la vie.

Dans ce contexte de retour à la vie, les contacts avec d’autres enfants sont-il pertinents ? Ou risquent-ils de faire trop mal ?

Il ne faut absolument pas les éviter, au contraire. Il est important pour des parents qui ont perdu leur enfant de s’intéresser à d’autres. Le malheur ne doit pas être un arrêt de la vie. J’ai suivi une femme qui avait perdu sa fille dans un accident. Elle ne sortait plus de chez elle, elle restait dans le noir et ne s’occupait plus de ses autres enfants, qui étaient nourris par des voisins. Lors des consultations par téléphone que j’ai menées avec elle, puisqu’elle ne voulait plus sortir, je lui ai demandé si elle avait voulu rejoindre sa fille dans la mort.  » Vous ne rendez pas service à votre fille en négligeant ses frères et s£urs « , lui ai-je dit. Finalement, elle a bougé, et renoué avec la vie. Mes paroles n’étaient qu’une invitation à la vie.

Votre statut d’intervenant professionnel ne vous autorisait-il pas à dire ce que personne d’autre n’aurait osé lui dire ?

Sans doute. Les professionnels sont précisément utiles si la présence d’un entourage bienveillant et ses propres ressources ne suffisent pas. Si mon équipe (le service d’aide aux victimes de Charleroi) devait intervenir dans le cas de l’accident de Sierre, nous mettrions certainement en place des groupes de parole avec les parents et les fratries touchées, ainsi que dans les écoles. D’abord pour qu’ils se sentent compris, et moins seuls. Pour que s’opère, ensuite, un échange de ressources entre les personnes touchées. Et parce que l’on est souvent capable de donner des conseils aux autres, alors qu’on ne peut se les appliquer à soi-même. Le fait de les exprimer pour d’autres permet finalement de les intégrer dans sa propre existence.

Ces groupes sont aussi essentiels pour que les proches des victimes puissent exprimer leurs expériences émotionnelles, inimaginables pour qui n’est pas passé par ce type d’épreuve. Nombre d’entre eux expliquent par exemple qu’ils se sentent rigidifiés dans leur corps, comme morts. Ou, qu’au moment où ils ont appris la terrible nouvelle de la mort ou des blessures de leurs proches, ils ont eu l’impression de sortir de leur corps, ou de tomber dans un trou. En entendre d’autres évoquer ces images leur permet de savoir qu’ils ne sont pas fous. Ce type d’expérience, dans des circonstances comme celles-là, est parfaitement normal.

La journée de deuil et la minute de silence observées dans tout le pays concourent-elles à renouer le lien avec la vie pour ceux qui sont touchés ?

Oui, c’était une très bonne initiative. Car ils éprouvent un immense sentiment de solitude, l’impression d’être dans un désert et de ne pas pouvoir trouver les mots pour dire ce qu’ils ont vécu. L’apport de la communauté est donc capital. Mais il ne faut pas qu’il se limite à un coup d’émotion collective. Cette bienveillance doit perdurer dans le temps.

Ce message vaut-il également pour les responsables politiques ?

Certainement. Il serait bon qu’ils prennent des nouvelles des familles dans quelque temps encore. J’ai travaillé avec des réfugiés du Kosovo. Sur les murs de leur logis, ils avaient punaisé les photos des responsables politiques qui étaient allé là-bas pour tenter de débloquer la situation. Juste parce qu’ils s’étaient préoccupés d’eux. Etre lâché dans des moments de souffrance est terrible. Dans ces moments-là, on ne peut que se demander ce que sont les humains. Il est donc essentiel que les autorités politiques aient agi, efficacement et avec dignité et respect. Car elles incarnent l’image de bons pères de famille pour le pays. Si elles négligent ceux qui souffrent, alors ceux-ci risquent de se sentir très abandonnés et de nourrir ensuite de l’agressivité vis-à-vis du monde politique.

Pensez-vous que certains peuvent ne jamais se remettre d’un traumatisme comme celui-là ?

A priori, tout le monde peut s’en sortir. Une dame est ainsi venue me voir quarante-cinq ans après avoir subi des abus. Elle n’en avait jamais parlé à personne. On peut considérer qu’elle était dans une impasse d’effroi. Mais j’ai le sentiment que les gens sont de plus en plus sensibilisés à l’importance de l’écoute de l’autre. Les conditions sont meilleures aujourd’hui qu’hier pour affirmer que tout le monde peut s’en sortir, à des rythmes différents.

(1) Auteur de l’ouvrage De la survivance à la vie. Essai sur le traumatisme psychique et sa guérison, PUF, 2010.

ENTRETIEN : LAURENCE VAN RUYMBEKE

 » Il faut aussi que celui qui souffre soit preneur de la vie « 

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