» Nous vivons l’ère du capitalisme artiste « 

Ce sociologue du sens caché est à l’affût du moindre indice pour capter l’air du temps, pour le relier aux tendances de fond de la société et pour transformer des phénomènes disjoints en théories séduisantes. Archéologue du présent, exégète de la flagrance, Gilles Lipovetsky n’a cessé de nous éclairer sur nos propres vies et leurs ressorts depuis la publication de L’Ere du vide, en 1983. Depuis quatre décennies, il poursuit son travail d’éclaireur et vient de publier un nouvel essai, écrit avec Jean Serroy, L’Esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste (Gallimard). L’occasion est idéale pour revenir sur l’une des fortes caractéristiques de notre époque, à savoir l’omniprésence de l’esthétique de masse dans nos réflexes de consommation comme dans notre rapport aux pratiques culturelles. Une réflexion hautement salutaire.

Le Vif/L’Express : Pourquoi avoir décidé d’écrire un livre intitulé L’Esthétisation du monde à une époque où le monde nous paraît si laid ?

Gilles Lipovetsky : Depuis les débuts de l’âge industriel, les protestations contre l’enlaidissement du monde ont accompagné le capitalisme, et les dénonciations souvent virulentes sont venues de tout bord. Ce qui était surtout porté par l’industrie matérielle se prolonge aujourd’hui dans la critique des industries culturelles : on fustige pêle-mêle la nullité de la télé-réalité et des programmes télé, le porno envahissant, les entrées de ville polluées par la publicité, l’urbanisme anonyme et insipide, les détériorations en tout genre de l’environnement. Et, pour autant, jamais l’investissement en matière esthétique n’a été aussi généralisé. Le design façonne aujourd’hui l’intégralité de notre cadre de vie, avec l’engouement que cela suscite : il suffit de voir la passion qu’engendrent les produits Apple. Le moindre objet, fût-il le plus trivial, devient objet stylisé, produit de mode : les enseignes, les poubelles, les paillassons, les brosses à dents, les lunettes… A quoi s’ajoute la prolifération illimitée de produits porteurs d’émotions esthétiques : films, séries, expositions, musique, mise en spectacle systématique des bars, hôtels, boutiques, parcs de loisirs à thème. Et l’offre est sans cesse croissante en matière de produits cosmétiques et d’articles de mode. Nous vivons un temps suresthétisé et qui, néanmoins, ne se traduit pas par un sentiment d’embellissement du monde.

C’est donc la résultante d’une évolution ?

Oui, et de deux façons. D’abord, l’esthétisation du monde a elle-même une histoire, et elle est millénaire. Il y a eu un art pour les dieux : des totems des tribus primitives aux cathédrales médiévales et aux églises baroques ; il y a eu un art aristocratique, celui des palais, des cours, des salons ; puis est venu le temps moderne de l’art pour l’art, celui des musées, de la religion de l’art. Nous vivons aujourd’hui un quatrième âge : celui de l’art impulsé par le marché, qui a cette double caractéristique d’être  » pour tous  » et de se transformer en permanence. On entre là dans l’âge du capitalisme artiste, qui lui-même, et c’est le second aspect de cette évolution, a une histoire. En gros, cela commence dans la seconde moitié du XIXe siècle pour atteindre un certain apogée dans les années 1950, avec les grands magasins, le cinéma, la mode, le design industriel, la publicité. Le phénomène connaît ensuite une expansion forte avec les Trente Glorieuses. Nous sommes maintenant au stade terminal, le stade hypermoderne du capitalisme artiste.

Comment caractériser cette phase dans laquelle nous sommes ?

Le capitalisme artiste se définit par l’incorporation structurelle du paramètre esthétique dans l’ordre économique de la consommation. Ce qui caractérise la phase actuelle, c’est l’extension de ce qui était d’abord limité à quelques domaines à l’intégralité des secteurs dirigés vers la consommation. Cette expansion est maintenant planétaire, avec, pour résultat, la constitution d’immenses marchés  » transesthétiques « , façonnés par des géants économiques. Et cette  » artialisation  » du monde est en perpétuel mouvement, structurée qu’elle est, comme la mode, par des tendances accélérées : les modèles de téléphones portables changent tous les huit mois et même Hermès renouvelle tous les six mois les deux tiers de son offre. On assiste un peu partout à l’hybridation de sphères qui, autrefois, étaient disjointes : les constructeurs de voitures se déclarent  » créateurs d’automobiles « , Karl Lagerfeld et Jean Paul Gaultier relookent la bouteille de Coca, la chaussure de sport devient objet de mode. On est sorti du monde des grandes oppositions, style-industrie, culture-commerce, création- divertissement, beaux-arts-mode : à présent, tout s’interpénètre sous le signe d’une esthétique transversale, d’où l’avènement de ce capitalisme  » transesthétique « .

Ce capitalisme qui semble bien en crise, comment peut-il encore se préoccuper d’esthétique ?

Il ne faut pas penser que ce type d’investissement est gratuit : c’est tout l’inverse. Très vite, un certain nombre d’entrepreneurs et de designers ont compris le bénéfice qu’il y avait à doter leurs produits de qualités suscitant des émotions esthétiques chez le consommateur. On se souvient de la célèbre formule de Raymond Loewy :  » La laideur se vend mal.  » Une industrie comme le cinéma, typique du capitalisme artiste, s’est tout entière construite sur l’exploitation des émotions. On peut rappeler à ce propos le formidable potentiel du paramètre esthétique : aux Etats-Unis, les industries culturelles représentent le premier poste d’exportation, avant l’aéronautique, les produits agricoles ou l’industrie automobile. Aujourd’hui, l’intensification de la concurrence et les demandes beaucoup plus exigeantes de consommateurs qui ne veulent plus seulement des objets utiles font que l’investissement esthétique est devenu un impératif pour le développement des entreprises de consommation, et la crise ne fait qu’en renforcer la nécessité.

C’est donc l’émotionnel qui définit le critère de l’art aujourd’hui ?

Il faut entendre esthétisation au sens grec ancien du terme : ce qui suscite les émotions, ce qui touche à la vie sensible. Et le capitalisme artiste est centré sur les émotions des consommateurs par l’intermédiaire de l’art commercial des récits, des formes, des sons. L’art proprement dit participe à ce type de phénomène. Depuis Duchamp, l’art se fait avec ce qui n’est pas de l’art : un porte-bouteilles, un urinoir ! Ce n’est plus ni la beauté ni le métier qui définissent l’art, mais l’idée, la transgression, les émotions que suscitent happenings, installations, body art et autres expériences.

Que devient du coup l’artiste aujourd’hui ?

On est loin de l’image de l’artiste prophète ou de l’artiste maudit. Depuis que Warhol a revendiqué le statut d’artiste commercial, l’image romantique de l’artiste a cédé le pas à celle de l’entrepreneur, dont l’objectif est moins la gloire éternelle que la célébrité et l’argent. L’artiste se met volontiers au service des grandes marques : Murakami a travaillé pour Vuitton, Keith Haring pour Swatch. L’artiste est traité comme une star : Damien Hirst a fait la couverture de Time, les grands architectes sont des icônes mondiales. Et, en sens inverse, tous les secteurs sont déclarés artistes : les grands chefs, les créateurs de mode (qui sont exposés dans les musées), jusqu’aux businessmans (Steve Jobs,  » artiste visionnaire « )… L’art était l’ennemi du monde de l’argent, rédhibitoire, il a été pris lui-même dans la logique du business. Le temps de l’opposition de l’art et de l’économie est révolu.

Parler d’un art pour le marché n’empêche donc pas la réalité de l’art ?

L’idée que l’argent est incompatible avec l’art est une idée à remettre sur le métier. Historiquement, ces liens ont toujours existé, et les artistes ont rarement été indifférents au gain, à l’exception peut être du temps des grandes avant-gardes. Comme le disait déjà Baudelaire, l’art n’est pas seulement dans les beaux-arts. L’art pour être commercial ou kitsch n’en reste pas moins de l’art : les gens ressentent devant un film grand public ou en écoutant un tube musical des émotions qui ne sont pas substantiellement différentes de celles éprouvées au contact du grand art. Et si le capitalisme produit souvent des oeuvres médiocres, il n’en produit pas moins un type d’art radicalement nouveau dans l’Histoire : les arts de consommation de masse. Autrement dit, des arts qui s’adressent à tous et ne requièrent aucune culture spécifique.

En quoi les médias contribuent-ils à l’esthétisation du monde ?

Les médias de masse permettent un accès aux oeuvres inégalé dans l’Histoire : ce sont des milliards d’individus qui, aujourd’hui, écoutent de la musique, voient des films et les plus belles architectures du monde. Par là même, les médias contribuent à la formation d’un néoconsommateur esthétique, en quête perpétuelle d’émotions relatives aux récits, aux sons, aux paysages. Le capitalisme artiste a moins prolétarisé le consommateur qu’il ne l’a esthétisé. Désormais en masse, les individus veulent voir les beautés du monde et écouter de la musique, ils décorent leurs intérieurs et s’habillent à la mode. Et le développement des moyens médiatiques, d’Internet en particulier, a engendré un désir de création personnelle de masse : pour preuve, les blogs, les clips, les photos. Cependant, à l’évidence, cela n’est pas synonyme de qualité artistique. De même que la démocratisation des goûts esthétiques ne signifie pas enrichissement de l’expérience esthétique : le visiteur contemporain qui reste dix secondes devant une toile de Titien, qu’en tire-t-il ? Que comprend-il à ce qui fait la substance même de la beauté ?

Quelle leçon faut-il tirer de cette  » esthétisation  » pour l’avenir ?

Plus que jamais, il faut investir la dimension esthétique créative. Pour nous, Européens, c’est un vecteur de succès économique majeur. La modernité inaugurale a remporté la bataille de la quantité ; ce n’est plus ce qui va nous faire gagner des parts de marché. C’est la qualité qui doit être notre but constant, à l’image du haut de gamme de l’industrie allemande ou du luxe français. La créativité en général et esthétique en particulier doit mobiliser toutes nos énergies et nos entreprises. Et cette orientation, primordiale pour notre avenir, doit commencer dès l’école. C’est l’une des grandes voies pour relever les défis de l’univers globalisé.

Cette stylisation du monde nous rend-elle plus heureux ?

L’ordre esthétique n’est pas le tout de notre culture, laquelle fait droit à d’autres types de normes (l’efficacité, la santé) qui heurtent souvent frontalement les idéaux de plaisir et d’accomplissement des individus. Nous voulons savourer la qualité du présent, mais l’entreprise exige une performance croissante, avec son lot de stress, de frustrations, de mésestime de soi. Les tensions se multiplient entre consumérisme et écologie, hédonisme et médicalisation de la société, qualité de vie et accélération des rythmes. Dans ce contexte, les drames subjectifs (anxiété, dépression, addictions) et les conflits intersubjectifs (divorces, séparations, incompréhensions…) sont à la hausse. Le capitalisme artiste globalisé et l’individualisation de notre rapport au monde s’accompagnent du sentiment de passer à côté de la  » belle  » vie. La société suresthétisée ne conduit pas à une humanité toujours plus heureuse.

PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTIAN MAKARIAN PHOTO : RUDY WAKS POUR LE VIF/L’EXPRESS

 » Le visiteur contemporain qui reste dix secondes devant une toile de Titien,

qu’en tire-t-il ?  »

 » Style-industrie, culture-commerce, création-divertissement… A présent, tout s’interpénètre  »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire