Jacques Attali

Nous, Européens, sommes seuls

Quand comprendrons-nous, nous, Européens, que nous sommes seuls ? Quand en tirerons-nous de justes conclusions ? Ce qui se joue en Allemagne et en Italie aujourd’hui conduit à rechercher d’urgence des réponses à ces questions vitales. Depuis les années 1920, les Européens se sont habitués progressivement à l’idée que, même s’ils faisaient mille bêtises, il y aurait toujours quelqu’un pour les sauver de leurs propres turpitudes. Et les Etats-Unis se sont progressivement installés dans cette position de deus ex machina. Et, de fait, ils nous ont sauvés (avec Staline) des monstres nazis avec leur armée ; de notre sclérose économique avec le plan Marshall ; de la menace soviétique avec leurs missiles nucléaires.

Aucun Américain ne viendra plus mourir pour nous sauver

Longtemps, les Européens n’ont pas voulu voir que ce soutien n’était pas altruiste : l’entrée en guerre des Etats-Unis, en 1940, a été le vrai moteur de leur sortie de la crise de 1929. Le plan Marshall leur a permis d’écouler en masse leurs matériels et marchandises. Et la protection nucléaire face à l’Union soviétique aidait à justifier les ressources énormes consacrées à leur complexe militaro-industriel.

Plus encore, ce soutien est toujours resté sous contrôle et soigneusement limité : les Américains faisaient tout pour que leurs alliés continuent d’avoir besoin d’eux. Pas question pour les Européens d’être indépendants militairement, financièrement, culturellement, industriellement, technologiquement. Pas une industrie stratégique dont les Etats-Unis ne cherchent à conserver le contrôle ou à priver les Européens. Pas un domaine du droit dans lequel les Américains ne cherchent à fixer les règles. Pas un domaine de l’innovation dont les Américains ne tirent les ficelles.

Les Européens sont longtemps restés aveugles face à ce cynisme, ce faux altruisme. En vassaux dociles, ils n’ont rien fait pour créer les conditions de leur autonomie (sauf, partiellement, en matière monétaire), jouissant pour la plupart honteusement de leur servitude.

Aujourd’hui, tout semble changer. Les Européens ne peuvent plus ne pas voir qu’ils sont seuls ; que les Américains ne sont plus là pour les défendre ; que le président américain prend ses décisions sans tenir compte ni des points de vue ni des intérêts de ses alliés.

Et ce n’est pas propre à Donald Trump. Cela fait longtemps, depuis au moins George W. Bush, que les Américains n’en font qu’à leur tête. Obama l’avait même théorisé en formulant le concept stupéfiant de  » direction depuis l’arrière  » : il fallait son charme pour que nul ne relève la lâcheté d’une telle formule.

Obéir aux Américains quand c’est conforme à notre stratégie est une chose. Se soumettre à leurs diktats quand ils sont contraires à nos intérêts en est une autre. Les Européens n’ont cependant pas encore tiré les conclusions de leur solitude. Ils n’ont pas encore réalisé que, s’ils sont soumis à une attaque quelconque, terroriste ou stratégique, il n’est plus du tout certain que Washington enverra ses soldats ou prendra le risque de recevoir une bombe sur son territoire. Je suis même, pour ma part, persuadé que le contraire est, à moyen terme, certain : si l’Europe est attaquée, aucun Américain ne viendra plus mourir pour nous sauver.

Séparés, les pays européens ne pourront rien contre ce qui les menace et les populistes sont aussi suicidaires que les atlantistes béats. Il serait donc criminel (et je pèse mes mots) de la part de leurs dirigeants de ne pas s’y préparer ensemble. De ne pas tout faire pour que leurs armées n’aient plus besoin de technologies américaines ; de créer les conditions d’une défense commune à leurs frontières terrestres et maritimes ; de disposer de moyens d’information indépendants des satellites et des câbles sous-marins américains.

Le fédéralisme européen n’est plus une option parmi d’autres. Il est en train de devenir la condition nécessaire de la survie des cultures de notre continent.

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