Notre automne sera chinois

Une cinquantaine d’expositions, 450 manifestations, des centaines d’artistes chinois en Belgique… Europalia Chine s’annonce comme le plus grand événement culturel dans notre pays en 2009. Reportage à Xi’An et à Pékin.

De notre envoyé spécial

N o photo please « , indique l’écriteau. Depuis le temps, Yang en a assez d’être la cible de tous les flashes tandis qu’il calligraphie ses dédicaces. Fermier de son état, il avait décidé, un beau jour de 1974 avec cinq collègues, de creuser un puits dans la campagne autour de Xi’An, anciennement capitale de la Chine. Et voilà qu’il tombe sur un fragment en terre cuite, puis deux, puis dix… Averties, les autorités poursuivent l’excavation et mettent au jour la plus grande découverte dans l’empire du Milieu au xxe siècle : l’armée de soldats en terre cuite de l’empereur Qin Shi Huangdi, datant du 3e siècle avant Jésus-Christ. Inimaginable : à six mètres de profondeur, plus de 6 000 soldats à taille humaine, ainsi que des chevaux et des chariots, étaient à l’abri des regards cachés sous des mètres de terre depuis des siècles… Tous en position de combat, placés dans des corridors pavés de briques, et le regard tourné vers l’Est d’où pouvait surgir l’ennemi. Cette armée statufiée devait perpétuer son règne au-delà de sa mort.

Aujourd’hui, le champ de ce septuagénaire s’est transformé en un vaste site archéologique parfaitement balisé. Et ce sont des armées de touristes chinois, bien vivants ceux-là, qui, aujourd’hui, le prennent d’assaut ! Mais les Belges auront leur part de festin, grâce à Europalia Chine, du 8 octobre prochain au 14 février 2010, annoncé comme le plus grand événement culturel de l’année. Ainsi, deux de ces guerriers seront présents à l’exposition Fils du ciel, à Bruxelles, qui se révèle comme un des points d’orgue du festival.  » J’ai spécialement sélectionné deux spécimens en bon état, avec encore leurs couleurs et les détails du visage « , explique la sinologue Ilse Timperman, l’une des trois commissaires. Des pièces de choix, donc : la plupart des guerriers ont quasi tous perdu leurs couleurs au contact de l’air. De plus, tous étaient abîmés. Joviale trentenaire, Ilse a la passion de la Chine chevillée au c£ur.  » Regardez ces visages, s’extasie-t-elle sous le gigantesque hangar. A l’époque, ils travaillaient avec des moules, ensuite ils personnalisaient les visages. Résultat, ils sont tous différents !  » Tandis qu’elle parle, c’est la relève des gardiens de musée au-dehors : une marche au pas cadencé, comme en écho à leurs homologues en terre cuite.

Plus loin, à 59 km de Xi’an, Ilse nous emmène voir des tombeaux Han du 2e siècle avant Jésus-Christ, découverts également par hasard à l’occasion du tracé d’une autoroute vers l’aéroport. En 2006, les Chinois ont inauguré un musée souterrain. On marche dans la pénombre avec des chaussons sur des dalles en verre. Dans les fosses, c’est la terre cuite sous toutes ses formes : figurines, cochons, chiens, b£ufs, chariots, mais aussi lampes de fer et sceaux de bronze.  » Il faut traiter les morts comme les vivants « , professe un proverbe chinois, autrement dit les tombes doivent reproduire la vie réelle.  » Aujourd’hui encore, on enterre avec des photos de téléviseurs ou d’horloges, on permet ainsi aux générations futures de comprendre comment on vivait auparavant « , explique le vice-directeur du musée, Wang Pau Ping. Des objets funéraires prendront également le chemin de Bruxelles.  » Les £uvres prêtées par les Chinois sont splendides, se réjouit la directrice d’Europalia, Kristine De Mulder, citant un linceul de jade, une momie, un masque en or. Certaines pièces ne sont d’ordinaire jamais prêtées, mais ils ont fait plein d’exceptions.  » En fait, jamais la Chine ne s’est exposée à l’étranger avec une telle ampleur. La collaboration semble avoir été bonne.  » La bureaucratie est beaucoup plus pesante chez eux, ils respectent la hiérarchie même pour une boîte de crayons, complète Kristine De Mulder. En même temps, ils sont très exigeants sur la précision des chiffres.  » Cela n’a pas empêché des malentendus : ainsi, la publicité pour la Loterie nationale a disparu du catalogue chinois, sous l’argument qu’en Chine on ne fait pas la promotion des jeux de hasard.

La calligraphie, tout un art

Europalia s’articulera autour de quatre grands thèmes (voir encadrés). Quel est son budget ? On parle de 7 millions d’euros. Mais à part les fonds propres comme le sponsoring public (du fédéral comme des entités fédérées) et privé, l’évaluation est malaisée. Ainsi, la partie chinoise prend en charge une grande partie : transport et honoraires des artistes, acheminement des £uvres jusqu’en Belgique, assurances… D’autre part, Europalia s’appuiera sur l’investisse-ment, non chiffrable, des 210 partenaires dans 75 villes, pour un total de 450 événements, dont 50 expos. En attendant, les autorités culturelles chinoises misent beaucoup sur ce 22e Europalia (qu’elles imaginent bien plus européen qu’il ne l’est réellement). Cet enthousiasme n’est pas seulement dicté par une volonté de marketing politique. Aujourd’hui, ce sont tous les Chinois qui redécouvrent leur riche passé. Sur les télés chinoises, les programmes inspirés de faits historiques sont légion.

Aussi, le festival fera la part belle à la calligraphie, considérée depuis des siècles comme la plus haute forme d’expression artistique dans l’empire du Milieu. A Pékin, la très léchée rue Liulichang, rénovée en 1980, lui est même entièrement consacrée. A l’arrière d’une coquette boutique fondée en 1916, on fabrique encore les pinceaux à la main, en lissant poil après poil. Prix de vente du plus gros pinceau : 16 000 yuans, soit près de 1 600 euros. De quoi écorner la réputation du toc à bon marché  » made in China « … Parmi les personnages rencontrés ce jour-là : Tseng Yuhe, une femme qui a consacré sa vie à la calligraphie. Et quelle vie : âgée de 84 ans, cette perle du patrimoine chinois est revenue il y a peu d’un exil de soixante ans. Pleine d’humour, elle adore parler du passé, de ses années à New York, à Hawaii, en Allemagne… Elle rappelle fièrement qu’en 1972 Nixon offrit à Mao son livre consacré à la calligraphie. Tseng habite aujourd’hui un vaste rez-de-chaussée dans un parc d’immeubles de standing, avec, côté jardin, un joli plan d’eau. Sous l’empire de ses matins calmes, on la devine traçant ses marques sur le papier. Un échantillon de son savoir-faire pourra être admiré dans le cadre de l’exposition Pavillon des Orchidées.

Une création foisonnante

La culture chinoise se conjugue aussi au présent. A Pékin, galeries et studios se multiplient. Par exemple, le très design Three Shadows Photography Art Centre. Fondé par le Chinois RongRong et la Japonaise Inri, il propose expositions, résidences et ateliers. On les retrouvera dans Still Life, l’expo de photographie chinoise contemporaine au Bozar. Au M(u)hka d’Anvers, on peut déjà découvrir Xu Zhen, Yang Fudong et Yang Zhenzhong, trois artistes chinois considérés comme les plus influents au niveau international. Cette qualité n’échappe pas aux connaisseurs belges. A deux pas de la galerie de RongRong, le collectionneur Frank Uyterhaegen a lancé la sienne. L’expo du moment s’intitule Permanence : têtes empaillées de chevaux pour jeux d’échecs, rapace déployé sur une peau de bête… Europalia fera la part belle à d’autres artistes encore, tels le sculpteur conceptuel Sui Jianguo, le chef d’orchestre Tan Lihua, ou encore le peintre Xu Longsen, 53 ans, un personnage qu’on croirait sorti du Lotus bleu d’Hergé et qui déroulera huit monumentales banderoles à l’encre dans la salle des pas perdus au palais de justice de Bruxelles. Sans oublier l' » enfant terrible  » Ai Weiwei, l’un des créateurs majeurs de la scène indépendante chinoise. Considéré comme avant-gardiste, il adore mettre en évidence les contradictions du système chinois. En 2000, il s’était fait remarquer en organisant une expo plutôt controversée intitulée Fuck Off à Shanghai… Tous débarqueront bientôt à Bruxelles, avec une intense soif d’échanges. Après tout, le pays ne s’ouvre que depuis peu : il a fallu attendre l’an 2000 pour que la Biennale de Shanghai admette enfin des artistes étrangers.

Avec ces artistes, aborder les sujets  » tabous  » reste un exercice délicat. Un journaliste belge présent durant le voyage de presse les inscrivait au fur et à mesure : Tibet, Taïwan, Ouïghour, démocratie, droits de l’homme, pollution, islam… Les artistes en parlaient d’autant moins que les interprètes étaient dépêchés par le ministère de la Culture. Aux questions précises, ils abondaient dans les formules stéréotypées très… chinoises. Question du journaliste :  » Etes-vous libre d’exprimer ce que vous voulez de la réalité chinoise ?  » Réponse :  » J’essaie d’exprimer le plus profond de mon c£ur, et chacun peut y voir ce qu’il veut .  » On n’est guère avancé. Dans Ecrits de Chine, qui datent de 1974 et que l’éditeur Christian Bourgois vient de publier, Roland Barthes assimilait déjà leurs discours à des  » briques, comme en cybernétique « , dont la combinatoire laisse apparaître des différences  » sans doute subtiles à déchiffrer « … Sans parler des métaphores :  » Ce ne sont pas les gratte-ciel qui sont importants, mais l’espace entre eux « , déclare, par exemple, l’architecte Yansong Ma, devenu un des pionniers de l’avant-garde chinoise, qu’on pourra découvrir à l’Espace-Architecture La Cambre. Parle-t-il au premier degré ? Son lumineux bureau, où travaillent quelques expatriés anglophones, a déjà gagné des projets d’envergure à Dubai et à Toronto, où ses  » Absolute towers  » seront terminées en 2011. Ces deux tours torsadées, l’une qui culminera à 150 mètres, l’autre à 170 mètres, sont peut-être également une métaphore de la pensée chinoise.  » Tout est en courbes pour éviter les lignes droites « , lance-t-il face à la maquette de ses immeubles. A chacun de traduire…

Composer avec la censure

Le fait est là : les artistes doivent composer avec la censure. C’est sur le cinéma qu’elle s’avère la plus féroce.  » En l’absence de législation, les critères restent flous, par exemple de ne pas nuire à l’unité du pays « , explique le réalisateur Xie Fei, qui a remporté l’Ours d’Or du Festival de Berlin en 1993, pour Les Femmes du lac des âmes parfumées. Mais en 2000, il a éprouvé les pires difficultés à tourner son film Chanson du Tibet, tant les censeurs étaient sur ses talons, et plus spécifiquement les sbires de l’administration de l’Etat pour la radio, le film et la télévision… laquelle est un des partenaires d’Europalia. De quoi nuancer le leitmotiv des organisateurs belges qui assurent ne s’occuper que de culture.

La Chine n’est toutefois plus le pays fermé de naguère. Fini le temps de Mao où l’art devait être mis au service de la révolution ! Mais de là à prôner la démocratie à l’occidentale, il y a de la marge. Cheng Qijang, qui avait composé l’ Ode à la Patrie en ouverture des JO (chanté en play-back par une petite fille considérée comme plus jolie…), prend sans complexes la défense du système chinois :  » S’il a produit un tel boom économique, c’est qu’il est adapté. Avec notre 1,3 milliard d’habitants, votre système démocratique ne pourrait jamais fonctionner ici « , argumente-t-il. Il lâche finalement que  » la Chine a du respect pour l’Europe, mais vous, les Européens, vous avez peur de la Chine « . Comme on craint souvent ce qu’on ne connaît pas, on ne peut que se réjouir de voir les artistes chinois déferler chez nous cet automne.

Le programme d’Europalia China en intégralité sur www.europalia.eu, et à la Maison de Thé europalia. china, au Mont des Arts à Bruxelles.

FRANÇOIS JANNE D’OTHÉE

prix de vente du plus gros pinceau : l’équivalent de 1 600 euros

huit monumentales banderoles à l’encre au palais de justice de bruxelles

avec les artistes chinois, aborder les sujets  » tabous  » reste délicat

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