Nos révélations sur un dossier troublant

Une montre en or, un avocat extrêmement discret, un conseiller de l’ombre très présent, un travail parlementaire bâclé… L’affaire Chodiev-De Decker reste mystérieuse. Le Vif/L’Express et De Standaard(*) ont uni leurs forces pour fouiller dans ce dossier intrigant.

(*) Enquête réalisée avec Mark Eeckhaut.

On retrouve, dans cette affaire, tous les ingrédients d’un thriller politique. Un éventuel complot de l’Elysée pour extirper d’une ornière judiciaire en Belgique trois milliardaires kazakhs au pédigree douteux. Un conseiller de l’ombre qui aurait joué les entremetteurs et mis sur pied une dream team d’avocats, parmi lesquels un sénateur belge au bras long. Des parlementaires qui se demandent s’ils ne se sont pas fait berner. Et finalement une loi belge qui tombe à pic pour sauver les Kazakhs d’un procès infâmant. De quoi faire fantasmer plus d’un journaliste !

Mais, loin de toute fabulation, Le Vif/L’Express et De Standaard ont tenté de voir clair dans cet imbroglio franco-belge. Rappelez-vous : un article du Canard Enchaîné a mis le feu aux poudres, en octobre dernier. L’hebdomadaire français révélait qu’au printemps 2011 l’examen de la proposition de loi sur la transaction pénale avait été accéléré au Parlement belge pour servir les intérêts économiques de Nicolas Sarkozy avec le Kazakhstan, le président Nazarbaïev ayant conditionné de juteux marchés à la fin des poursuites pénales à l’encontre de son ami Pathok Chodiev par la justice belge.

Dans un rapport secret à Claude Guéant, alors ministre français de l’Intérieur (voir la note sur www.levif.be), le préfet Jean- François Etienne des Rosaies pointait le  » soutien déterminant  » de son  » cousin germain « , le sénateur Armand De Decker. Ce dernier aurait permis aux Kazakhs, poursuivis en Belgique, de bénéficier, à heure et à temps, de la transaction pénale étendue aux délits financiers et d’échapper ainsi à un procès public, gênant pour leur société multinationale minière, ENRC, cotée à la bourse de Londres plutôt à cheval sur la gouvernance.

La note estampillée  » très confidentiel  » soulignait également le rôle de Damien Loras, alors conseiller diplomatique de l’Elysée (aujourd’hui consul de France au Brésil), comme  » pilote du dossier « . C’est lui qui aurait sollicité des Rosaies pour monter une équipe d’avocats franco-belge dirigée par la Niçoise Catherine Degoul. Selon le rapport, toute l’opération n’avait qu’un but : la signature, le 17 juin 2011, à 17 h 30, de l’accord transactionnel entre le trio kazakh et le parquet général de Bruxelles pour la somme de 23 millions d’euros.

Aujourd’hui, Armand De Decker soutient mordicus que la note de des Rosaies est un faux (lire l’encadré p. 35).  » Je ne suis d’ailleurs pas son « cousin germain », même si je l’ai bien connu dans les années 1970 à Knokke « , dit-il. Mais n’est-ce pas un terme utilisé dans certaines loges ?  » De toute façon, je ne suis pas franc-maçon « , coupe-t-il.

Des vacances sur le yacht de Chodiev ?

Info ou intox, cette note ? Il subsiste bien des éléments troublants dans cette affaire. Un informateur a contacté Le Vif/L’Express pour dépeindre les relations entre Damien Loras et Pathok Chodiev. Le 20 octobre 2009, le premier a reçu du second une montre Jacquet Droz en or blanc, bracelet crocodile, d’une valeur de 44 000 euros, comme l’indique la facture ci-jointe. Cette montre n’a toutefois pas été acceptée par le prudent conseiller diplomatique et a été stockée dans un coffre de l’Elysée.

On nous souffle aussi que Loras et son épouse ont passé une partie de leurs dernières vacances d’été à bord du  » Plan B « , le nouveau yacht de Pathok Chodiev et qu’ils ont assisté à une prestigieuse soirée de gala, le 11 août, à l’hôtel Casa Di Volpe en Sardaigne, en présence de Chodiev et d’Alexander Machkevitch, un autre membre du fameux trio kazakh. Nous n’avons obtenu ni confirmation ni infirmation de ces informations auprès de Damien Loras qui argue le respect de la vie privée.

Par ailleurs, il est avéré que l’ancien conseiller de Nicolas Sarkozy connaissait Catherine Degoul. Il ne s’en cache pas. L’avocate lui a été présentée, à l’Elysée, par Etienne des Rosaies. Ils ont évoqué ensemble la situation de Chodiev. Lequel était alors un interlocuteur du gouvernement français dans le cadre des relations économiques avec le Kazakhstan. Damien Loras a également croisé Armand De Decker lorsque celui-ci était vice-président du Sénat et avait donc repris ses activités d’avocat. Tout cela ne signifie évidemment pas qu’il y ait eu une quelconque entente entre ces acteurs pour tirer d’affaires le milliardaire kazakh en Belgique. Les diplomates reçoivent beaucoup de gens…

L’énergique avocate de Nice, ancienne sportive de haut niveau, a donc été à la manoeuvre dans le dossier judiciaire de Chodiev et consorts. Ses clients lui avaient donné carte blanche pour former une équipe de choc. C’est elle qui, au début de 2010, a choisi le Bruxellois Jean-François Tossens qu’est venu rejoindre le cabinet Stibbe, un des meilleurs pénalistes du pays. Elle aussi qui, plus tard, a invité De Decker à rallier l’équipe.  » Je travaillais déjà sur un autre dossier avec elle « , dit celui-ci. Lequel ? Secret professionnel !

L’avocat De Decker n’apparaît nulle part

Cela dit, le sénateur venait à peine de reprendre son cabinet d’avocat, mis entre parenthèses pendant plusieurs années. Chodiev n’était que son deuxième client. Que pouvait-il apporter dans cette affaire ?  » Je pense qu’on recherchait un autre regard. J’étais un conseiller stratégique « , confie l’intéressé.  » On l’a appelé pour son aura « , entend-on par ailleurs.

Néanmoins, le nom de De Decker n’apparaît sur aucun courrier collectif adressé aux avocats ; ni celui de la Chambre du conseil lorsque, le 18 février 2011, celle-ci a signifié le renvoi des inculpés en correctionnelle à tous les défenseurs, même anciens, de Chodiev ; ni ceux de Catherine Degoul aux autres conseils, notamment une lettre du 5 mai 2011 où l’avocate évoque un rendez-vous avec le procureur général dans le cadre de la transaction pénale ; ni ceux du procureur général aux différentes parties durant la négociation.

Catherine Degoul a aussi refusé que De Decker rencontre personnellement Pathok Chodiev. Elle n’a pas voulu répondre à nos questions qu’elle avait cependant demandé d’envoyer par fax. Elle a juste confirmé avoir engagé Tossens. D’Armand De Decker, elle ne dit rien, comme s’il n’avait pas été là. Pourquoi tant de discrétion, si celui-ci était officiellement avocat dans le dossier Chodiev ?

 » Je ne suis arrivé dans l’équipe que vers la fin « , se défend Armand De Decker sans se souvenir de la date précise. D’après nos sources, c’était déjà en 2010.  » Je suis apparu aux yeux de la Justice quand c’était nécessaire, continue-t-il. L’avocat-général Patrick Dewolf [NDLR : chargé de négocier la transaction pénale pour le ministère public] m’a vu en toge dans son bureau.  » Une seule fois, selon nos vérifications, alors que toutes les réunions se passaient avec les autres avocats.

 » Le cabinet Reynders est venu me voir  »

C’est De Decker lui-même qui, d’après ses propres dires, a conseillé d’envisager un accord avec le parquet. Chodiev voulait échapper, à tout prix, à la confrontation judiciaire publique. Mais la loi sur la transaction pénale étendue aux délits pour lesquels le trio kazakh était incriminé n’en était qu’au stade de projet. Les avocats disent avoir travaillé jusqu’au bout sur les deux tableaux. Sans la moindre tentative d’influencer le travail parlementaire ? Tous, Armand De Decker en tête, s’en défendent vigoureusement.

L’urgence avec laquelle le texte a été adopté au Parlement pose néanmoins question. On se souvient qu’il a été introduit par la députée Open-VLD Carina Van Cauter sous la forme d’amen- dement à une  » loi dispositions diverses « , officiellement pour contrebalancer le projet de levée du secret bancaire, lui aussi avancé sous la forme d’amendement.  » Un membre du cabinet de Didier Reynders [NDLR : à l’époque, ministre des Finances] est venu me voir alors que je siégeais dans la commission Abus sexuels, se souvient aujourd’hui Van Cauter. Il savait que je défendais un projet de transaction pénale depuis 2009. Il m’a suggéré la tactique de l’amendement pour aller plus vite. Je n’y ai rien vu d’anormal.  » De là à penser que De Decker ait pu toucher un mot à Reynders du cas Chodiev…  » Jamais, s’offusque le sénateur et avocat. Je ne suis intervenu auprès d’aucun ministre !  »

La proposition de loi  » transaction pénale  » impliquait un changement sensible du code d’instruction criminelle. Or, à la Chambre, il a été examiné, contre toute logique, en commission des Finances plutôt qu’en commission de la Justice où des parlementaires juristes scrupuleux auraient risqué de retarder les choses. Plusieurs parlementaires, y compris de la majorité, nous ont confié avoir été choqués par cet aiguillage.

 » La pression du gouvernement était très forte  »

Au Sénat, par contre, un fonctionnaire vigilant a orienté le texte vers la commission Justice. L’accouchement a été plus difficile.  » Il y avait une pression très forte de la part du gouvernement pour que ça passe rapidement, témoigne la présidente de la commission Christine Defraigne (MR). C’était discuté au plus haut niveau. Mais on ne pouvait accepter la proposition telle quelle, elle était très imparfaite. Lorsqu’on a décidé de procéder à des auditions d’experts, les téléphones ont chauffé, à cause du deal avec le secret bancaire, disait-on.  »

Finalement les sénateurs de la majorité se sont réunis et ont décidé, comme le leur suggérait le gouvernement, d’adopter la proposition bancale tout en commençant la discussion d’une loi réparatrice. Laquelle a été adoptée un mois après le texte initial.  » Je ne dirais pas qu’on a été instrumentalisé, mais l’exécutif avait manifestement la volonté d’aller vite « , dit le sénateur Francis Delpérée (CDH). Pourquoi si vite ? Tout cela se passait à la mi-mars 2011. Il n’y avait pas de date butoir, bien qu’il s’agisse d’une  » loi dispositions diverses « , et le gouvernement était en affaires courantes. Par contre, cela commençait à chauffer pour Chodiev qui venait d’être renvoyé devant un tribunal.

Depuis le début, Armand De Decker soutient qu’il n’a siégé dans aucune assemblée parlementaire ayant évoqué la transaction pénale, que son nom n’apparaît nulle part. Cela fait sourire Olivier Maingain (FDF), qui a rapidement demandé l’ouverture d’une commission d’enquête parlementaire :  » C’est un argument ténu, dit-il. A supposer qu’Armand De Decker soit effectivement intervenu, il l’aurait fait sans attirer l’attention. Je ne lui fais aucun procès, mais on peut tout de même s’étonner d’une concomitance des faits. Cela mérite vérification.  »

Parmi les interrogations qui subsistent : la visite d’Etienne des Rosaies à Bruxelles.  » Catherine Degoul est venue, un jour, avec lui, reconnaît De Decker. Je ne suis plus très sûr, mais je crois que c’était un peu avant le démarrage des négociations avec le parquet général. On a parlé de Chodiev. Ce n’est qu’à ce moment-là que j’ai entendu parler des intérêts français dans cette histoire.  »

Autre interrogation : en 2006, Herman De Croo (Open-VLD) conduisait une délégation parlementaire au Kazakhstan. Une source nous apprend que, quelques mois plus tard, le président Nazerbaïev, en visite à Bruxelles, a reçu De Croo dans sa chambre de l’hôtel Conrad pour (déjà) évoquer le cas de Chodiev, poursuivi alors depuis dix ans. De Croo reconnaît avoir vu Nazerbaïev au Conrad :  » Il voulait juste s’excuser de n’avoir pas pu nous recevoir lors de notre visite à Astana.  »

Décidément, l’affaire Chodiev n’a pas révélé tous ses mystères. Selon nos informations, les partis Ecolo et Groen ! s’apprêtent eux aussi à proposer l’ouverture d’une commission d’enquête parlementaire. Y aura-t-il une volonté politique d’apporter toute la lumière dans ce dossier ?

THIERRY DENOËL

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire