Présenté au Kunstenfestivaldesarts, aCORdo, d'Alice Ripoll, réunit quatre danseurs issus des favelas de Rio pour " évoquer les corps des travailleurs brésiliens ". © RENATO MANGOLIN

Noir Brésil

Avec six projets d’artistes brésiliens confirmés ou émergents, la nouvelle édition du Kunstenfestivaldesarts, à Bruxelles, mettra l’accent sur un pays qui risque bien de basculer du côté sombre.

Le Kunstenfestivaldesarts, rendez-vous international annuel consacré à la création contemporaine (théâtre, danse, performances, arts plastiques…), s’apprête à investir pendant trois semaines une vingtaine de lieux à Bruxelles. Cette année, l’événement braquera particulièrement les projecteurs sur le Brésil avec, en tête d’affiche, Bruno Beltrão, qui revisite depuis plus de vingt ans les codes du hip-hop avec son Grupo de Rua ( Inoah), mais aussi plusieurs projets d’artistes émergents. A quelques jours du lancement du festival, ce choix de programmation prend une ampleur singulière face à l’actualité qui secoue le pays et qui met en lumière la profonde fracture de la société brésilienne. Le jour même où la chorégraphe carioca Alice Ripoll répondait à nos questions, Luiz Inácio Lula da Silva, ancien syndicaliste, cofondateur du Parti des travailleurs et président de 2003 à 2011, venait de passer sa première nuit en prison, condamné pour corruption. Mais même derrière les barreaux, Lula, le  » père des pauvres « , icône de la gauche, reste favori pour la prochaine élection présidentielle, en octobre.

Son arrestation est l’un des résultats de l’opération judiciaire  » Lava Jato  » ( » lavage express « ), menée depuis 2014, qui a abouti à la destitution de la présidente Dilma Rousseff (de 2011 à 2016), mettant fin à treize années de gouvernement de gauche. En baptisant son spectacle aCORdo ( » accord « ) (1), Alice Ripoll ne se doutait pas qu’elle choisissait là un mot qui deviendrait emblématique de la situation politique actuelle au Brésil.  » Ce n’était pas calculé, du moins pas consciemment. En 2016, les médias ont révélé une conversation téléphonique du sénateur Romero Jucá, dans laquelle il expliquait comment serait menée la manoeuvre qui permettrait la chute de Dilma Rousseff. Il annonçait la création d’un large accord national (« acordo »), incluant la Cour suprême fédérale et garanti par l’armée. Même si cette conversation a été largement publiée, y compris internationalement, Rousseff a été renversée selon les prédictions de Jucá. Et l’expression « le grand accord » est devenue le résumé honteux de notre époque. En fait, nous savons que la vraie raison qui a mené à la destitution de Dilma est qu’elle garantissait l’autonomie de la police fédérale, ce qui aurait mené à d’autres investigations sur des politiciens, y compris l’actuel président Michel Temer, accusé dans trois affaires de corruption.  »

 » Les gouvernements de gauche de ces dernières années ont provoqué beaucoup d’avancées au niveau social, explique encore la chorégraphe. Des milliers de Brésiliens sont sortis de la pauvreté. Quelque chose de profond a commencé à transformer la société brésilienne quand, par exemple, la population noire a pu accéder à l’université.  » Ce n’est pas un hasard si dans le titre de son spectacle bientôt présenté au Kunsten, trois lettres sont écrites en capitales : aCORdo, peut aussi se lire  » a cor do « ,  » la couleur de  » en portugais…  » Quand on examine l’aspect racial des inégalités, la violence a une couleur, rappelle de son côté Nayse López, directrice artistique du Panorama Festival à Rio de Janeiro, dans son texte Another BRIC in the wall intégré au dossier de presse du Kunstenfestivaldesarts. Sur une moyenne de 55 000 homicides annuels au Brésil, deux tiers touchent de jeunes hommes noirs.  » Mais il n’y a pas que les jeunes hommes qui périssent sous les balles. L’assassinat à Rio, le 14 mars dernier, de la conseillère municipale et militante des droits de l’homme Marielle Franco, est venu le rappeler brutalement.

Egalement présent dans le focus brésilien du Kunstenfestivaldesarts, Bruno Beltrão continue de revisiter le hip-hop dans Inoah.
Egalement présent dans le focus brésilien du Kunstenfestivaldesarts, Bruno Beltrão continue de revisiter le hip-hop dans Inoah.© DR

Sur scène, aCORdo réunit quatre danseurs  » de couleur « , issus des favelas de Rio.  » Nous évoquons les corps des travailleurs brésiliens, poursuit Alice Ripoll. Le maçon, celui qui vient chez vous réparer le poêle, celui qui nettoie votre université, celui qui prend sa pause de midi dans un appartement en construction, plein de poussière, parce qu’il n’est pas autorisé à manger dans l’autre partie du bâtiment. Les corps de ceux qui dorment dans la rue et pour qui le repos n’est pas possible parce qu’ils doivent être prêts à fuir la police. Nous exposons leur invisibilité, leur fragilité, leur obéissance, mais aussi la peur du spectateur de relativiser des positions préétablies.  »

Exubérance orphique

Dans ce contexte national particulièrement sombre, les perspectives n’excluent pas la lumière et l’espoir, qui naissent aussi de l’art. C’est ce qu’entendent souligner collectivement Leandro Nerefuh, formé à l’histoire de l’art et basé à São Paulo, Caetano, spécialiste des expérimentations technologiques, originaire de Salvador de Bahia et installé aux Pays-Bas, et Cecilia Lisa Eliceche,  » danseuse et artisane  » argentine passée par P.A.R.T.S. à Bruxelles.  » A partir du moment où Christophe Colomb a posé le pied sur Abya Yala, il y a eu de la résistance, affirme cette dernière. Je pense que le virage politique vers l’extrême droite et le néolibéralisme que nous connaissons actuellement est aussi un résultat de la résistance.  »  » Cette création vient des préoccupations que nous partageons, des stratégies pour ne pas être morbides, défaitistes, déprimés, rebondit Leandro Nerefuh. Il y a d’autres perspectives, y compris des perspectives cosmologiques.  »

Le titre de leur performance créée pour le Kunstenfestivaldesarts ? Orphic exuberance versus solar capitalism (2). Tout un programme.  » C’est une bataille cosmique pour le destin de l’univers, pour le destin de la Terre, résume, en plaisantant à moitié, Leandro Nerefuh, qui désire s’inscrire dans la continuité d’une longue tradition brésilienne d’expérimentation. Le  » capitalisme solaire « , c’est cette envie de coloniser la Terre et l’espace, cette force qui vise à faire de la Terre un combustible, où les vies humaines, les animaux, les plantes sont considérés comme du carburant pour le capitalisme. C’est aussi cette pression, venue d’en-haut, qui veut tout réduire à un seul monde. Mais d’autres mondes existent simultanément. Dans cette performance, on croit en cette idée que d’autres mondes sont possibles et on essaie d’en créer trois ou quatre.  »

Título em suspensão, un solo d'Eduardo Fukushima.
Título em suspensão, un solo d’Eduardo Fukushima.© CRISTIANO PRIM

Cette ouverture des possibles liée à la création artistique se trouve aussi au coeur de la performance vidéo de Dudu Quintanilha, qui a grandi entre Rio et Buenos Aires, et est arrivé à la photo puis à la vidéo  » pour entrer en contact avec les autres et avec le monde, moi qui étais très timide et introverti « .  » L’art est sans doute la chose la plus chère que l’on puisse acheter et on peut s’en sentir très éloigné, dit-il. Mais quand on commence à penser à l’art comme un espace à disposition, un espace où l’on peut construire et se parler, ça peut devenir puissant.  » Pour Peup (3) –  » le mot « peuple » tronqué, comme un corps auquel on aurait retiré la respiration  » -, Dudu Quintanilha a passé deux mois de résidence à Bruxelles. Via l’Allée du Kaai et le Centre communautaire maritime à Molenbeek, il a rencontré plusieurs habitants aux profils très divers, qu’il a intégrés à son projet. Parmi eux, six jeunes, Yassine, Samir, Ken, Atlal, Sofiane et Mehdi.  » Travailler avec eux a été pour moi une des expériences les plus formidables de mon parcours. Ils parlaient peu anglais et moi je ne parle pas français mais on a passé plusieurs semaines ensemble, en communiquant autrement. Sans ce projet, je n’aurais jamais pu rencontrer ces gens. C’est pour ça que je crois en l’art.  » Au bout des deux mois de résidence, Dudu Quintanilha a demandé aux participants de présenter devant la caméra tout ce dont ils se souvenaient à propos de ces moments passés ensemble.  » Et j’ai découvert que notre espace commun, c’était ces souvenirs que nous partagions. Pour moi, c’était la clé : notre espace commun, c’est notre mémoire collective.  »

Dudu Quintanilha, Leandro Nerefuh, Caetano et Cecilia Lisa Eliceche, mais aussi le chorégraphe aux racines brésiliennes, japonaises et italiennes Eduardo Fukushima ( Título em suspensão) ainsi que les artistes du happening briseur de tabous Macaquinhos – soit tous les artistes brésiliens à l’affiche du KFDA, auxquels s’ajoute le chorégraphe star Bruno Beltrão, qui revisite depuis vingt ans les codes du hip-hop avec son Grupo de Rua ( Inoah) – partageront leurs expériences lors de la rencontre Art & Populism – Brazilian arts under attack prévue par le festival (4). Depuis l’arrivée à la présidence de Michel Temer, le Brésil connaît une vague croissante de conservatisme, soutenu par le lobby des églises évangéliques néopentecôtistes, en plein essor. Et les conséquences sont également sensibles dans le monde de l’art, où plusieurs manifestations ont déjà été annulées sous la pression des autorités.  » Il faut faire fusiller les auteurs de cette exposition « , a notamment déclaré Jair Bolsonaro à la télévision à propos de l’exposition Queermuseu, qui abordait entre autres la diversité sexuelle et la religion, et qui a été fermée avant terme. L’auteur de ces propos, député d’extrême droite ouvertement homophobe, misogyne et raciste, occupe actuellement la seconde place dans les sondages pour les élections présidentielles. Derrière Lula en prison, donc. Les prochains mois seront décisifs pour l’avenir du pays.

(1) aCORdo : du 4 au 6 mai au Théâtre national, le 9 mai à La Bellone, du 11 au 14 mai au Kanal – Centre Pompidou.

(2) Orphic exuberance versus solar capitalism : les 6, 7, 13, 14, 20 et 21 mai au KVS Top.

(3) PeuP : du 21 au 26 mai au Kanal – Centre Pompidou.

(4) Art & Populism – Brazilian arts under attack : le 18 mai à l’Insas.

Tout le monde au Kunsten

La programmation du Kunstenfestivaldesarts ne se limite évidemment pas aux artistes brésiliens. Comme chaque année, c’est un festin mondial qui s’emparera de Bruxelles au mois de mai. Parmi les incontournables – souvent des fidèles du festival -, on citera le chorégraphe congolais Faustin Linyekula ( Banataba), le collectif barcelonais El Conde de Torrefiel ( La Plaza), la chorégraphe française Latifa Laâbissi ( W.I.T.C.H.E.S. Constellation), le Suisse Milo Rau ( International Institute of Political Murder) et le metteur en scène iranien Amir Reza Koohestani ( Summerless). Mais le KFDA laissera bien sûr la place à un solide contingent belge, avec notamment le New-Yorkais basé à Bruxelles Charlemagne Palestine ( Oldworld et Newwwsswirlll), le performeur et slameur Louis Vanhaverbeke ( Mikado Remix), la jeune Léa Drouet ( Boundary Games) et Michiel Vandevelde, qui interrogera l’héritage de Mai 68 dans une reprise du Paradise Now du Living Theater.

Kunstenfestivaldesarts : du 4 au 26 mai à Bruxelles, www.kfda.be

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