Nintendo, La résurrection

Il y a huit ans, la firme de Kyoto était au plus mal. Aujourd’hui, sur toute la planète, on s’arrache ses consoles et ses jeux vidéo. La recette ? Des produits accessibles à toute la famille et à tous les âges. Mais, dans ce secteur, toute suprématie est fragile.

A Los Angeles, sur Hollywood Boulevard, en le voyant seul sur la scène du Kodak Theatre, qui accueille chaque année la cérémonie des Oscars, on pense d’abord à une erreur de casting. Le quinquagénaire qui se tient à quelques mètres des portraits grandeur nature de Humphrey Bogart, de Clark Gable, d’Audrey Hepburn et de Lauren Bacall ne paie pas de mine. Ce mardi de la mi-juillet, ce n’est pas une star de cinéma qu’ovationnent à tout rompre les 3 000 convives. Mais Satoru Iwata, PDG de Nintendo, qui, calmant tant bien que mal le rythme des applaudissements, leur annonce une résurrection :  » J’avais pour ambition d’abolir les frontières entre les joueurs et les non-joueurs. La Wii l’a permis. « 

Un tycoon est né. Premier vendeur de consoles de jeux depuis le début de l’année aux Etats-Unis, Nintendo domine un marché qui n’est plus destiné uniquement à quelques ados boutonneux. Les jeux vidéo comptent 400 millions d’adeptes dans le monde. Un chiffre qui, selon le site spécialisé Gamesindustry.biz, devrait avoir doublé dans dix ans. 1 Terrien sur 7 sera alors un joueur régulier. D’ici là, le marché (30 milliards d’euros en 2012 pour les seuls logiciels, d’après l’institut d’études Idate) aura dépassé celui de la musique, comme il devrait dépasser celui des livres. Surprise : sur les 10 titres les plus vendus au cours du premier semestre, 6 sont signés Nintendo !

Aujourd’hui, le groupe japonais affiche un chiffre d’affaires de 10,7 milliards d’euros. En hausse de 73 %. Et son bénéfice (1,56 milliard d’euros) a progressé de 46 %. Une insulte au blues de l’économie mondiale. Désormais, Nintendo peut se flatter de bouleverser le quotidien des bacs à sable comme des maisons de retraite.

Un tel destin était inimaginable il y a encore huit ans. A l’époque, les ventes du groupe s’étaient effondrées.  » J’ai sincèrement cru que nous allions devoir rendre notre tablier « , reconnaît avec beaucoup d’humilité Iwata, brillant créateur de jeux propulsé à la tête de la société en 2002 pour sauver les meubles. L’entreprise est alors en plein désarroi.  » Nous avons commencé à douter quand nous avons vu que la GameCube, pourtant plus performante que ses concurrentes, arrivait en dernière position des ventes « , admet-on en interne. La question se pose alors vraiment : game over ou re-start ?

Réponse : un changement complet de stratégie. La société n’en est pas à son premier revirement. Son côté caméléon lui a permis de sortir plus d’une fois de l’impasse. Née en 1889, la firme, baptisée  » Nintendo Koppai  » ( » Laissons la chance au paradis « ), était spécialisée à l’origine dans la commercialisation de Hanafuda. Longtemps chéri par la classe dirigeante, ce jeu de cartes aux motifs poétiques a été adopté par le grand public au xvie siècle sous l’impulsion d’une délégation d’Européens emmenés par saint François Xavier – l’Espagnol qui importa le catholicisme au Japon. Pendant longtemps, la maison se contentera de développer cette seule activité. Il faudra attendre 1956 et le petit-fils du fondateur, Hiroshi Yamauchi, pour que les choses bougent. De manière pas toujours très heureuse. Hiroshi acquiert d’abord une flotte de taxis, puis va jusqu’à se risquer dans les  » love hotels « , établissements adaptés aux siestes crapuleuses. Impair et passe.

En 1980, Nintendo profite des premiers écrans à cristaux liquides pour lancer ses premiers jeux de poche. Suivra l’époque du duel avec Sega, dont le slogan  » Plus fort que toi !  » impressionne les tout-petits.  » Dans les années 1970, vous étiez Beatles ou Stones ; dans les années 1980, Lakers ou bien Celtics ; dans les années 1990, Sega ou Nintendo « , résume le blogueur britannique Brett Ranton. Confronté à des marges trop faibles, Sega finira par arrêter la fabrication de consoles, illustrant les retournements brutaux qui sont monnaie courante dans ce secteur. Cet abandon laisse un vrai boulevard à Nintendo. La firme va envahir les cours de récré avec sa console portable GameBoy, puis s’aventurer en Bourse. Cotée au Tokyo Stock Exchange, elle sera un temps la société japonaise la plus rentable, devant Toyota. Rien n’est alors trop beau pour ses dirigeants. Ne s’offrent-ils pas, en 1992, les Seattle Mariners, club réputé de base-ball aux Etats-Unis, pour un peu plus de 120 millions de dollars ?

Jusqu’à l’arrivée, retour de batte, de la  » next gen « , une nouvelle génération de consoles à tout faire – la cinquième depuis l’invention des jeux vidéo, en 1972 – dégainée par les concurrents au début des années 2000. Avec sa PS 2, par exemple, Sony dope son premier modèle d’une mémoire gigantesque. Impressionnés, les universitaires américains du National Center for Supercomputing Applications (Illinois) en branchent 70 en série : quelque 500 milliards d’opérations à la seconde leur permettent de distinguer les composants de la matière. De son côté, Microsoft, arrivé tardivement sur le marché, dévoile en 2001 sa XBox, dotée d’un processeur très puissant. Depuis, plus de 10 millions d’accros en profitent pour disputer de gigantesques parties en ligne. Ces deux sorties ringardisent la GameCube, signée Nintendo. Face à cette course en avant, la firme de Kyoto doit alors opérer un choix stratégique. Ou bien tenter de reconquérir des hardcore gamers, joueurs inconditionnels toujours plus exigeants, au risque de vendre à perte. Ou bien opter pour le livre Blue Ocean Strategy, théorie développée au début des années 2000 par Chan Kim et Renée Mauborgne, deux professeurs de l’Insead, que tout cadre dirigeant de Nintendo garde, depuis, en évidence sur sa table de chevet. La thèse ? Plutôt que d’attaquer ses concurrents de manière frontale, il est plus ingénieux de chercher à gagner de nouveaux clients.

Donner bonne conscience à l’homme du xxie siècle

Cap, donc, sur les 7 à 77 ans. La conquête passe par des appareils plus faciles d’utilisation. Et d’abord par une console portable, la DS, pourvue d’un écran tactile, bien avant que l’iPhone d’Apple n’en généralise l’usage. Armé d’un stylet, le joueur n’a qu’à le diriger dans le sens où il souhaite se déplacer, ce qui permet de se passer d’un joystick. Côté salon aussi, on facilite les échanges. La Wii, c’est l’anti-console techno. A la différence de ses rivales, elle n’a pas de disque dur, pas de lecteur de DVD, ni, surtout, la fameuse  » haute définition  » dont se targuent ses concurrentesà Et pourtant, elle est terriblement intuitive ! Les mouvements du joueur sont reproduits en direct à l’écran.

Dès leur lancement, ces nouvelles consoles s’appuient sur les hits de la maison mère. Chapeau, l’artiste ! La firme de Kyoto a imposé comme le jeu le plus vendu de tous les temps les aventures d’un plombier, Mario, dont la moustache ferait pâlir de jalousie les acteurs les plus ringards des années 1970 ! A la man£uvre, Shigeru Miyamoto, surnommé par la profession le  » Spielberg des jeux vidéo « . Aidé d’une armée de 400 développeurs, Miyamoto est également à l’origine du jeu médiéval La Légende de Zelda. Et encore des Pikmins, de petites créatures qui vont aider le conducteur d’un vaisseau spatial à reprendre le contrôle de son engin. Des scénarios pas toujours follement originaux mais déclinables à l’infini. Certains titres en sont à leur quatorzième version ! De quoi réaliser de belles économies.

La recette du retour en grâce de Nintendo est pourtant à chercher ailleurs. L’homme du xxie siècle a peu de temps. Et, pour qu’il accepte de jouer, il faut lui donner l’impression d’en gagner. En avant pour les jeux intelligents ! Le plus emblématique s’appelle  » Programme d’entraînement cérébral du Dr Kawashima. Quel âge a votre cerveau ? « , sorti sur DS en 2005. Quelques tests choisis au hasard (calculs, mnémonique, tracéà) permettent d’estimer l’âge du cerveau de 20 à 80 ans ou le poids de votre matière grise. Le jeu a connu une suite, et son succès a été tel (plus de 11 millions d’exemplaires vendus en Europe) qu’il a été adapté pour une console concurrente, la PSP (la PlayStation portable), signée Sony. La petite histoire veut que Ryuta Kawashima, le neurophysiologiste qui a inspiré le logiciel, ait refusé les 22 millions de dollars de royalties que lui proposait Nintendoà

Après l’esprit, le corps. Ce n’est pas l’institut de gériatrie américain Erickson qui dira le contraire. Pour faciliter les rencontres entre les pensionnaires de quatre de ses établissements, la maison mère, basée à Baltimore (Maryland), a décidé d’organiser un concours de bowling sur Wii.  » Nous avons non seulement renoué avec quelques réflexes physiques, mais nous avons pu faire les malins quand nos petits-enfants sont venus nous rendre visite « , crâne un vainqueur, Pete Robertson, 60 ans et un enthousiasme de gamin, nouvelle star d’un réfectoire ébahi par ses déhanchements du bassin. La Wii lui permet par ailleurs de continuer à simuler une partie de golf, tout comme une descente à skis. Besoin d’en mesurer les effets ? Quelques secondes sur la Wii Fit – un nouvel accessoire – permettent à son utilisateur de calculer son indice de masse corporelle et de déterminer s’il est en surpoids. L’opération séduction a tourné à plein : plus de 37 % des usagers ont 35 ans ou plus, et le groupe enregistre une percée chez les plus de 55 ans. Quant aux joueuses, elles représentent la moitié de ces sportifs en salon, contre un tiers seulement sur les jeux vidéo traditionnels.

Ce féminisme d’un nouveau genre n’oublie pas pour autant les fourneaux ! Fort en thème et sur les pistes, le nouvel adepte de Nintendo sait aussi bien recevoir, grâce aux fameuses Leçons de cuisine sur DS. Liste des ingrédients, temps de préparation, choix de l’accompagnementà : plusieurs centaines de fiches déclinables en espagnol, français, anglais et même chinois permettent de devenir un cordon bleu. La bonne idée de ce jeu, c’est qu’il suffit de parler à la console pour lui donner une indication.

L’iPhone pourrait se poser en rival de la DS

Cette embellie pour Nintendo, si elle est éclatante, demeure tout de même fragile. Pour asseoir réellement son succès, la Wii a besoin d’étoffer son offre en ligne. A la différence de Sony et de Microsoft, qui permettent à des centaines de milliers de joueurs de s’amuser en simultané, les consoles Nintendo comportent peu de programmes de ce genre. Quant aux aficionados, il faut espérer qu’ils ne se lassent pasà  » Beaucoup achètent la Wii, puis la laissent au placard parce qu’elle demande trop d’efforts « , note un concurrent. Est-ce à cause des innombrables accessoires qui l’accompagnent ?  » En s’adressant à des joueurs occasionnels, Nintendo prend par définition le risque de disposer d’une clientèle plus volatile « , avertit Van Backer, analyste à l’institut d’études Gartner.

D’autant que la concurrence, une fois encore, pourrait venir de là où on ne l’attend pas. L’iPhone – eh oui ! – pourrait se poser en rival de la DS.  » Les mobiles sont aujourd’hui tellement perfectionnés qu’ils pourront, à terme, servir également de consoles « , observe le site Internet spécialisé Modiphone.net. A moins que Nintendo ne revienne à des priorités très basiques. La firme de Kyoto ne vient-elle pas de signer avec le groupement d’éditeurs Librica un accord qui permet aux possesseurs japonais de la Wii de télécharger des planches de bandes dessinées ? Jouer sur la filiation entre le monde des jeux vidéo et celui de la BD : il fallait y penser. Pas bête. Surprendre le marché par la simplicité. Encore et toujours.

Guillaume GRALLET

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