Couloir sur drap d'hôpital, fusain sur drap, 2015. © DR

Nicolas garde la main

Le dessinateur français Nicolas de Crécy s’évade de plus en plus souvent de la bande dessinée pour se frotter aux arts plastiques. Des coups de maître à voir et à s’offrir à Bruxelles dans son exposition Le Manchot mélomane.

Des portraits  » classiques « , figuratifs et grand format, réalisés à l’huile, et d’autres représentant, en gros plan, une main coupée. Quelques dessins cette fois très grand format et au fusain montrant des montagnes autrichiennes, l’explosion d’un obus ou le couloir d’un hôpital. Des gravures à l’eau forte. Un piano à roulettes et à moteur qui avance à mesure que l’on en joue. La sculpture d’un fantôme ou d’une tête posée à même le guéridon. L’amateur éclairé de bande dessinée qui se rendra pour quelques jours encore à la galerie Huberty & Breyne (1), risque fort d’être surpris : pour y trouver des planches originales de Nicolas de Crécy, issues de son dernier album, Visa Transit (2), il devra d’abord traverser son exposition d’art contemporain ! Un mélange des genres entre BD et arts plastiques qui définit parfaitement le parcours artistique de Nicolas de Crécy :  » Je ne mets rien de côté, je ne me prive d’aucune source d’inspiration ni de possibilités. Ce sont les images et les idées qui dictent mes formats ou mes techniques. J’aime m’exprimer avec des médiums très différents. Mais je m’appuie quand même sur une narration, c’est rassurant.  »

Main droite de l'artiste, huile sur toile.
Main droite de l’artiste, huile sur toile.© DR

Qu’importe la technique

La narration que Nicolas de Crécy, l’auteur du Bibendum céleste, de Salvatore, de Prosopopus ou de la trilogie Léon la came a distillée dans son exposition sans BD repose sur le destin des deux frères autrichiens Ludwig et Paul Wittgenstein, l’un fameux philosophe, l’autre… manchot mélomane.  » Mais ma rencontre avec eux tient du hasard. Ce terme,  » le manchot mélomane « , c’était en réalité le premier nom de La République du catch (NDLR : album paru en 2015), qui devait à l’origine être un film d’animation réalisé pour le Japon. C’est là qu’on m’a lâché : »Tiens, vous connaissez Wittgenstein, un pianiste amputé de sa main droite et que l’on appelait le manchot mélomane ! » En fait non, moi je pensais au manchot, l’animal ! Mais je me suis renseigné, et j’ai appris l’histoire de cet homme, un pianiste virtuose qui a perdu son bras droit lors de la guerre 14-18, et qui a tout réappris de la main gauche, avant de faire une grande carrière.  »

La création après la perte d’un membre majeur, le manque, la musique, la guerre… Autant de thèmes qui provoquèrent chez Nicolas de Crécy  » des images fortes « , et qui tombèrent à point : Michel-Edouard Leclerc, PDG de l’enseigne de grande distribution éponyme et passionné de bande dessinée, lui a proposé d’exposer au Quartier, centre d’art contemporain à Quimper, que soutient le Fonds Hélène et Edouard Leclerc pour la culture qu’il préside :  » Une rétrospective BD suivie de… ce que je voulais. J’avais carte blanche et 400 mètres carrés à ma disposition. Je me suis donc dit : on va y aller carrément ! J’ai même déménagé de Paris à Montpellier pour trouver les espaces nécessaires à la réalisation de mes grands formats.  » L’exposition Le Manchot mélomane, montée en 2017, vient donc finir sa vie à Bruxelles puisque les oeuvres y sont désormais à vendre (et au moment de notre visite, pour l’essentiel déjà vendues).  » Mais je me suis gardé un tableau et mis des prix très élevés sur certaines pièces pour être sûr de les garder !  » confie l’intéressé.

Nicolas garde la main

A noter : Le Manchot mélomane précède ici une exposition plus classique, mais pas moins belle, de planches originales, toutes aquarellées, et toutes issues de son dernier album Visa Transit, en référence à un road trip réalisé à l’été 1986 en compagnie de son cousin, au volant d’une vieille Citroën Visa.  » Un voyage un peu surréaliste qui nous a amenés jusqu’en Bulgarie et en Yougoslavie, avant la chute du Mur, raconte Nicolas de Crécy. Un monde qui n’existe plus et pour lequel je n’avais que peu de photos, mais une bonne mémoire visuelle. Et ici, c’est autre chose, on revient au dessin « utile », moins « important » qui doit avant tout porter une histoire, et dans ce cas-ci qui doit tendre, pour moi, vers un peu plus de réalisme. Quelque chose de très travaillé et de synthétique en même temps, mais qui reste malgré tout un travail long et extrêmement chronophage.  »

Et de préciser, presque en soupirant :  » Quelque chose de très pictural, de très travaillé, ce n’est plus possible en bande dessinée. Je n’aurais plus la force de passer cinq ans sur un livre, même financièrement. C’est beaucoup trop long pour réaliser un album qui doit être lu plus que regardé. Mon envie picturale, je la déplace. De toute façon, j’ai plein de projets en tête, et tout nourrit tout : en janvier 2021, je publierai ainsi mon premier « vrai » roman, sans dessin.  »

Bande dessinée, art contemporain, littérature… Pour Nicolas de Crécy, qu’importe la technique pourvu qu’il ait l’ivresse ! Et ce, sans non plus être dupe des lignes de démarcation qui existent encore entre les arts et les pratiques :  » Ici, sans même regarder, il y aura encore des gens du monde de l’art contemporain pour croire que je fais des cases agrandies… Mais c’est un biais qui existe dans les deux sens, beaucoup d’auteurs de BD méprisent l’art contemporain. Et si le regard change un peu c’est d’abord une question de cotes. Dans l’art contemporain, l’intérêt vient par le prix, pas par la valeur artistique. Moi, je sais juste que je suis libre.  »

(1) Nicolas de Crécy – Le Manchot mélomane et Visa Transit : à la galerie Hubert & Breyne (33, place du Châtelain, à Ixelles), jusqu’au 7 mars prochain.

(2) Visa Transit (volume 1), par Nicolas de Crécy, Gallimard BD, 136 p.

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