Dans Souvenirs de l'avenir, Siri Hustvedt joue avec l'idée de mémoires. © Outi Törmälä

Narratrice(s) non fiable(s)

Dans Souvenirs de l’avenir, Siri Hustvedt se joue avec lucidité et drôlerie des codes littéraires pour nouer un dialogue en forme de rédemption entre une romancière à la carrière établie et l’esquisse de jeune femme qu’elle était autrefois.

En 1978, la jeune Minnesota (ou S.H.) arrive à New York dans l’intention d’écrire. Bientôt, la voici davantage préoccupée par sa voisine d’immeuble, Lucy Brite (dont elle entend les monologues inquiétants à travers le mur), que par les personnages qu’elle a façonnés, deux adolescents détectives en herbe. Quarante ans plus tard, devenue romancière chevronnée, la narratrice retrouve un journal de cet été-là. Celui où, après une rencontre qui tourne très mal, elle découvrira la nature violente de certains hommes mais créera aussi les bases d’une riposte où le langage a son rôle à jouer. Grâce à un jeu futé d’emboîtements de récits distanciés par le temps, Siri Hustvedt s’amuse des errements des souvenirs et ne manque pas d’affirmer ses propres obsessions : la nécessaire réhabilitation des femmes artistes, la mémoire palimpseste (rembobinée et réécrite) et l’imagination rédemptrice. Souvenirs de l’avenir se croque définitivement comme un millefeuille spirituel et intertextuel qui trouve parfaitement place dans l’oeuvre de cette auteure de conviction.

On sait combien la mémoire peut avoir un caractère sournois et compliqué.

Souvenirs de l’avenir met en scène une narratrice qui vous ressemble et qui est à tout la fois lectrice, auteure et personnage. Quelle a été l’amorce de ce projet littéraire ?

Le personnage n’est pas tout à fait moi. Il s’agissait de jouer avec l’idée de mémoires. Dans la culture anglo- américaine, c’est vraiment quelque chose de très ancré, cette révélation de la  » vraie histoire « . J’ai toujours eu beaucoup de suspicion à l’égard du genre, parce qu’il utilise les conventions de la nouvelle soi-disant pour raconter des souvenirs. On sait combien la mémoire peut avoir un caractère sournois et compliqué. Il est désormais connu qu’il n’y a pas de souvenir originel dans nos cerveaux. Nous réécrivons sans arrêt les faits, et l’imagination prend la place du souvenir, et inversement, parce que si on ne se rappelait plus de rien, on ne pourrait plus non plus imaginer quoi que ce soit.

La couverture du livre montre la baronne Elsa von Freytag-Loringhoven, une figure haute en couleur du milieu dadaïste. Comment est-elle devenue un fil rouge de votre roman ?

Elle était révérée par le poète américain Ezra Pound et la romancière et dramaturge Djuna Barnes dépeint une version fictionnelle d’elle dans Le Bois de la nuit, dont j’adore le texte. J’ai imaginé que ma narratrice repère Elsa von Freytag-Loringhoven dans des archives et cherche à tout prix ses poèmes : personne n’avait vent de son existence en 1978, elle était tout à fait effacée. Il a fallu que je tombe sur la fascinante biographie que lui a consacrée Irene Gammel en 2002 pour creuser son recueil de poèmes, Body Sweats, qui m’a vraiment impressionnée. D’une certaine façon, Elsa von Freytag-Loringhoven a réellement surgi dans mon roman parce que j’avais découvert, grâce à Irene Gammel, qu’elle pourrait être la véritable artiste derrière l’urinoir de Marcel Duchamp. Cette théorie reste très controversée dans le milieu académique, et c’est redevenu incandescent depuis que j’ai publié le roman. Cela semble aussi avoir ébouriffé quelques plumes dans le monde de l’art. Pour moi, les preuves sont plutôt accablantes. Et il y a ce chercheur, Glyn Thompson, qui essaie depuis des années d’obtenir la réattribution de l’oeuvre.

Souvenirs de l'avenir, par Siri Hustvedt, traduit de l'anglais par Christine Le Boeuf, éd. Actes Sud, 368 p.
Souvenirs de l’avenir, par Siri Hustvedt, traduit de l’anglais par Christine Le Boeuf, éd. Actes Sud, 368 p.

En quoi était-ce important pour vous d’aborder dans ce livre la colère chez les femmes ? Nous savons combien ce sentiment est souvent perçu comme négatif, antiféminin.

Après une agression sexuelle, il y a d’évidentes raisons d’être en colère. Mais nous savons par les témoignages de victimes – femmes comme hommes – que s’autoblâmer pour l’agression vient aussi naturellement. Minnesota ne laisse pas réellement cours à sa propre rage, ce sentiment entravé devient davantage une forme de tristesse. C’est très souvent le cas pour les jeunes filles de classe moyenne, pétries dans une certaine tradition ; on leur assène que la punition attend les femmes en colère. Dans mon livre, pour dénouer cette tension qui leur est propre, il y a deux images prégnantes : un couteau, symbole de tout ce qui est non exprimé, et qui se mue ensuite en une clé, celle du langage, bien sûr. La colère peut alors enfin s’exprimer non seulement par des cris, mais dans Souvenirs de l’avenir, aussi par le biais de l’esprit et de la comédie, qui peuvent être insurrectionnels.

Après le surgissement de l’ère #MeToo, et la nécessaire libération de la parole des femmes, pensez-vous que la culpabilité va enfin changer de camp ?

Oui, j’en suis persuadée, c’est mon espoir en tout cas. Lorsque j’ai écrit cette scène d’agression sexuelle, #MeToo ne faisait pas encore partie des conversations. Le front de dénonciations est survenu quand j’avais pratiquement mis le point final au roman. C’était étonnant, pour moi, d’avoir finalement écrit, sans l’anticiper, un livre à sujet d’actualité. Souvenirs de l’avenir a beaucoup d’angles d’approches possibles et il n’a pas été réceptionné comme un  » roman #MeToo « . Si la honte change de camp, ce sera parce que tous ces actes – dont certains moins tangibles, comme la condescendance, le dénigrement des femmes – seront désormais pris en compte. Selon moi, la réponse doit aussi venir du langage : nous devons contester à voix haute chaque tentative de mecsplication. Une partie du problème est que les femmes se soucient du possible embarras de leur interlocuteur si elles répliquent, et que ça n’est pas toujours réciproque. Cela me semblait donc important de faire réagir Minnesota lorsque Martin Blume (NDLR : un des membres du cercle occulte de Lucy) se montre paternaliste avec elle. Il était essentiel que sa colère la guide pour réfuter chacun de ses arguments et rétorquer :  » Vous avez estimé non seulement que j’ai un esprit ; vous avez estimé que ledit esprit est vide. Je peux vous assurer qu’il ne l’est pas.  »

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