MUSIQUES DU MONDE

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

En même temps que la venue de la formation portugaise au palais des Beaux-Arts de Bruxelles, paraît Movimento, album-épure d’une grande luminosité

« Lorsqu’ils jouent ici, au Portugal, on renoue toujours un peu avec la mélancolie inhérente à leur musique. Mais on ressent également un profond sentiment de fierté. Après tout, Madredeus est l’un des rares groupes de ce pays qui a réussi à imposer son nom à l’étranger. » Veronica est venue assister à l’un des six concerts donnés par Madredeus à Porto (six autres auront lieu à Lisbonne). Drôle d’endroit, à vrai dire, pour une telle rencontre: sous un chapiteau fellinien en bordure de la ville, les pierrots lunaires du renouveau portugais viennent tutoyer les étoiles de l’après-fado, en projetant des ombres baroques sur la toile rouge d’une tente de cirque géante.

C’est la chorégraphie des lenteurs: les quatre musiciens, assis, avec leurs instruments, livrent l’espace scénique à Teresa Salgueiro qui, de loin, n’est pas sans évoquer une Maria Callas jeune. Mi-sainte, mi-héroïne de films tragiques: elle est pour beaucoup dans le charme insatiable du groupe. Ses intonations ne semblent jamais vaines et sa belle voix maîtrise les aigus à la perfection. C’est presque un numéro de funambule que de la voir attaquer chaque morceau comme s’il était le dernier représentant de sa race sur Terre. Robe rouge d’une folle élégance pour la première partie, tissu d’un noir profond pour traverser la seconde moitié de concert: pas mal, pour des textes où l’ombre et le soleil semblent se chercher sans cesse, comme dans ce Anseio, « désir d’une vision totale de la liberté, promenade entre les illusions rassurantes de la vérité » (dixit Teresa). Malgré l’inconfort de méchantes chaises de bois, la lumière pourpre de Madredeus réchauffe les spectateurs, attentifs à la moindre note et aux chorégraphies complexes des textes. Chaque titre déclenche d’ailleurs un tonnerre d’applaudissements. Ferveur…

Derrière sa guitarra clássica, le leader de Madredeus, Pedro Ayres Magalhaes, détrompe son physique de sorteur encanaillé: on le verrait bien tâter du dernier cocktail angolais dans les bars borgnes de Lisbonne, mais là, en costume de vieux communiant, le moindre accord semble pensé, mesuré et placé dans un geste proche du rituel. Sa guitare étincelle et résonne: c’est l’acoustique dans toute sa splendeur cristalline. En écho, deux autres guitares, aussi peu électriques que celle de Pedro et, signe de modernité, des sintetizadores joués par Carlos Maria Trintade. Bien que celui-ci semble, pendant tout le concert, repasser une chemise imaginaire, les sonorités qu’il produit flottent, planent et caressent sensuellement. Teresa a abandonné sa posture d’autrefois – droite comme un if, le cou tendu vers le ciel – et esquisse même quelques pas de danse néo-kabuki, comme Bowie époque Ziggy Stardust.

Pourtant, un concert de Madredeus est décidément plus proche de la grand-messe spirituelle que des libations rock. C’est sans doute l’une des raisons du succès international – de la France au Brésil – de ce groupe, qu’une frange adulte considère comme de l' »exotisme parfaitement dominé ». Et s’entiche de structures quasi mathématiques épicées de saudade de vieille Europe: toujours cette idée du mariage des contraires, de la jeunesse de Teresa et de la noble poussière des enfants du fado.

On quitte ainsi la salle, après plus de deux heures de musique, encore nimbé de cette image de vieux maestro – un digne pianiste nommé Vitorino d’Almeida – venu rajouter quelques envolées d’accords sur le bien-nommé As Brumas do Futuro. L’homme n’est autre que le père de Maria de Medeiros, l’actrice française d’origine portugaise, qui a réalisé Les Capitaines d’avril, beau film sur la Révolution des oeillets auquel Madredeus a participé. Teresa Salgueiro: « C’est la première chanson de Madredeus sur un événement particulier, objectif, pas une digression subjective. Ce film est important, parce qu’il parle aux jeunes générations d’un fait historique capital pour notre pays. J’avais 6 ans, mais je me rappelle parfaitement cette journée d’avril 1974 où je ne suis pas allée à l’école! »

Par la suite, en parcourant la liste des chansons jouées ce soir-là à Porto (pas moins de 29 titres), on s’aperçoit que, à un morceau près, Madredeus a offert quinze des seize plages de son dernier album Movimento. Ne pensez pas à une démarche marketing, mais simplement à une logique de mettre le dernier-né directement à sa bonne place: en public! « Nous n’avons pas de maestro, pas de batterie, ce qui nous oblige à imprimer un mouvement (« movimento », en portugais) à chaque morceau, et à le conserver jusqu’à la fin. Ce mouvement, c’est un peu notre voyage constant depuis dix ans, une façon de vivre qui démultiplie les perspectives. C’est aussi l’enthousiasme du public qui nourrit ce mouvement! »

Un pays intérieur

C’est peut-être ce qui frappe le plus à la rencontre du groupe fondé à Lisbonne au milieu des années 80: l’absolue conviction que la musique est l’ultime refuge de soi. Et que chaque chanson est une offrande, un geste de textes et de notes soigneusement aimé avant d’être livré sur disque. A 30 ans, Teresa est la jeune mère d’une fille de 2 ans et demi; mais sa passion se nomme toujours Madredeus. « Avant de monter en scène, je prie et je me dis que je suis heureuse d’avoir ce privilège de chanter, de me dédier complètement à ce moment particulier qu’est le concert. Même lorsque Madredeus chante des choses tristes, la musique ne l’est pas vraiment, puisque le sentiment de tristesse vient d’être énoncé, expurgé. » Madredeus n’est pas tout à fait une religion, mais il ne saurait être un simple passe-temps. Cette jolie femme – croyante – vous regarde bizarrement lorsque vous lui demandez à brûle-pourpoint pourquoi Madredeus donne une certaine impression d’être en dehors de son époque, de ne jamais véhiculer, par exemple, de sentiment de violence. « Notre agressivité ne consiste pas à mettre de la violence frontale dans notre musique, mais la survie même de Madredeus – économique et créative – nécessite d’être absolument indépendant dans toutes les prises de décision. Et d’être donc, s’il le faut, agressif. L’aventure de Madredeus est plus difficile qu’elle n’y paraît! Ce qui est, par contre, formidable dans cette expérience, c’est qu’on a l’impression de voyager avec un pays à l’intérieur de soi. Au Portugal, au quotidien, les gens ne s’expriment pas spontanément dans la musique: il est donc important que je bâtisse en moi des racines et que je les consolide pour le futur. Madredeus s’arrêtera simplement lorsqu’il n’y aura plus de désir entre nous. Peut-être même qu’il ne s’arrêtera jamais… »

CD Movimento, chez EMI. En concert les 26 et 27 juin au palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Infos au O2-343 81 13.

Philippe Cornet

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