Moscovici Des comptes à rendre ?
Le ministre de l’Economie a-t-il posé les bonnes questions aux Suisses dans l’affaire Cahuzac ? Ou les a-t-il biaisées pour éviter une réponse explosive ? L’opposition se déchaîne. Enquête sur une enquête.
Pierre Moscovici ne veut pas être » le ministre de l’affaire Cahuzac « , mais celui du redressement du pays. Il voit la semaine des aveux de son ex-ministre délégué au Budget comme une (malheureuse) parenthèse, celle de son bizutage à Bercy. Il n’a qu’une envie : que les affaires – les vraies, celles qui font marcher l’économie – reprennent…
Pour l’heure, l’opposition lui impose un autre choix. La peste ou le choléra. Ou bien le ministre de l’Economie a fait preuve d’incompétence en enquêtant auprès des Suisses pour savoir si Jérôme Cahuzac détenait un compte dans l’une de leurs banques. Ou bien il a volontairement biaisé les questions pour éviter des réponses fatales à son collègue.
Il s’est écoulé un peu plus d’un mois entre les révélations de Mediapart, le 4 décembre 2012, qui accuse Jérôme Cahuzac d’avoir détenu un compte en Suisse, puis à Singapour, et l’ouverture, le 8 janvier, d’une enquête préliminaire pour blanchiment de fraude fiscale. Parallèlement, Pierre Moscovici, après s’être entretenu de l’affaire avec le président de la République et le Premier ministre, décide de demander l’entraide fiscale des Suisses. Une récente convention franco-helvétique (27 août 2009) lui donne cette possibilité. La question posée est, en substance, celle-ci : Jérôme Cahuzac a-t-il bien été le titulaire d’un compte auprès de l’Union de banques suisses (UBS) ? Ce compte a- t-il été clôturé ? A-t-il été transféré auprès d’une banque dans un autre pays ?
La demande est envoyée le 24 janvier. La réponse arrive le 31 : c’est non, pas de compte Cahuzac. Mais les aveux de l’intéressé, le 2 avril, eux-mêmes déclenchés par les découvertes de la justice, vont contredire ce résultat : l’ancien ministre a bien détenu un compte auprès de l’UBS jusqu’en 2000, transféré ensuite à l’établissement Reyl, puis à Singapour. En résumé, les faits avancés par Mediapart étaient exacts, les dates, non.
Pourquoi la France n’a-t-elle pas interrogé Singapour ?
L’opposition dénonce aussitôt les failles de l’enquête du ministère des Finances. Intentions politiques pour les uns, interrogations techniques pour d’autres. C’est le cas de Gilles Carrez, président UMP de la commission des Finances de l’Assemblée nationale, qui se demande si Pierre Moscovici n’aurait pas dû faire preuve de plus de pugnacité.
Son premier doute porte sur le champ de l’enquête. Pourquoi avoir interrogé la seule UBS, alors que l’enquête judiciaire fera apparaître que l’argent a été transféré à Reyl en 2000 ? » Mediapart avait bien évoqué le nom de Reyl, mais n’avait pas parlé de compte dans cette banque ni dans une autre « , répond Pierre Moscovici au Vif/L’Express. Or les Suisses n’auraient pas répondu à une demande sans précision du nom d’un établissement, affirme Bercy. Gilles Carrez estime, au contraire, que la convention fiscale du 27 août 2009 permettait ce questionnement plus général. Le député UMP s’est attaché à un échange de lettres, datées du 11 février 2010, entre les administrations fiscales des deux pays. Elles précisent les conditions d’application de la convention : a priori, la France doit fournir le nom de l’établissement censé abriter l’argent du fraudeur. Mais, » dans le cas exceptionnel » où la France ne connaît pas précisément ce nom, » elle fournira tout élément en sa possession de nature à permettre l’identification de cette banque « . Carrez en déduit que cette phrase autorise une recherche sans nom de banque. Bercy affirme que non. La divergence demeure.
Gilles Carrez pose une deuxième question. Sur ce point, la réponse du ministre le satisfera. Le débat porte sur la période de l’enquête (2006-2013). Le député UMP aurait voulu qu’elle soit plus longue. Or la France a déjà obtenu une dérogation : normalement, la convention franco-suisse s’applique à partir du 1er janvier 2010. Il a fallu l’intervention du ministre pour remonter au-delà. Le 22 janvier 2013, deux jours avant la présentation de la demande, Pierre Moscovici a dû téléphoner à Eveline Widmer-Schlumpf, ministre des Finances suisse, pour la convaincre d’aller jusqu’en 2006, date de prescription pour les fraudes sur l’ISF et l’impôt sur le revenu qu’aurait commises Cahuzac. Moscovici voit sa collègue à Davos, le 25 janvier, et insiste pour que la réponse soit la plus rapide possible.
Enfin, la question de Singapour. Pourquoi la France n’a-t-elle pas interrogé ce petit Etat – Mediapart avait affirmé que Cahuzac y avait transféré son argent ? Bercy répond avoir posé cette question de manière indirecte, en demandant aux Suisses si l’éventuel compte de Cahuzac avait bien été transféré à un autre pays. Puisqu’il n’y avait pas de compte, aucun transfert n’était possible. Gilles Carrez estime que l’aventure aurait pu et dû être tentée d’autant que la France est liée par une convention fiscale à Singapour depuis 2011. Et que Bercy a calibré ses questions en fonction des révélations de Mediapart. Or, dès le 4 décembre 2012, le site évoquait un transfert à Singapour.
» Ce n’est pas à moi de mener une enquête parallèle »
C’est d’ailleurs le biais de l’enquête fiscale de Bercy : Pierre Moscovici n’a pas cherché à savoir si Jérôme Cahuzac avait un compte en Suisse, mais si les accusations de Mediapart étaient fondées. » Ce n’est pas à moi de démontrer que Jérôme Cahuzac est coupable ou innocent. Ce n’est pas à moi de mener une enquête parallèle « , déclare-t-il le 7 avril (Europe 1). Dotée de davantage de moyens d’investigations, l’enquête de la police judiciaire a pu aller plus loin. L’enquête fiscale n’aurait dû être qu’un élément parmi d’autres.
Le problème est qu’elle a connu un retentissement qui lui a donné un tout autre statut. » Les Suisses blanchissent Jérôme Cahuzac « , titrait Le Journal dudimanche, le 10 février. Le 20 mars, le jour où Jérôme Cahuzac est remplacé par Bernard Cazeneuve à Bercy, Pierre Moscovici assiste même à la passation de pouvoirs. » Je n’étais pas obligé d’être là, dit-il au Vif/L’Express. Je voulais lui dire merci, une fois encore, une fois de trop. Si j’avais su, je me serais caché. Ma bonne foi a été trahie. Chaque fois qu’il venait me voir, il évoquait l’affaire, m’en parlait avec force détails, me disait que ce n’était pas sa voix, qu’il ne dormait plus la nuit. » Même le 2 avril, quand on l’avertit que Cahuzac est chez le juge en train de tout avouer, Pierre Moscovici continue d’afficher son scepticisme. Ensuite, il mettra du temps à prendre conscience qu’il va se retrouver en première ligne.
CORINNE LHAÏK
Moscovici mettra du temps à prendre conscience qu’il va se retrouver en première ligne
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