Mondes parallèles

L’exposition Un autre monde, au musée Dr. Guislain de Gand, invite à une plongée dans un laboratoire d’illusion et de fantaisie, aux confins du rêve et de la réalité.

Gand. Le cadre singulier d’un ancien hospice psychiatrique converti en musée. Ici, les poissons pêchent les humains, les élégantes se transforment en bilboquets, les vélos volent et les machines à écrire communiquent avec les esprits… Intitulée Un autre monde, cette exposition du musée Dr. Guislain, institution explorant inlassablement le concept de  » démence  » ou de  » trouble psychiatrique « , réunit des outsiders et des savants reconnus, et entraîne, à la suite de ces irréalités, à relire les oeuvres d’artistes confirmés d’hier et d’aujourd’hui.  » Tout est parti, explique Patrick Allegaert, commissaire depuis 1999 des expositions du musée Dr. Guislain, d’un prêt proposé par les collectionneurs anversois Jessy et Ronny Van De Velde. Ils mettaient à notre disposition l’ensemble des dessins réalisés par le caricaturiste et illustrateur français Jean-Jacques Grandville (1803-1847), réunis en 1844 sous le titre Un autre monde. Ces illustrations considérées comme proto-surréalistes avaient de quoi ouvrir nos appétits… A partir de là, nous avons imaginé un parcours mêlant art, sciences et folie autour de la question des frontières poreuses entre le rêve et le délire, l’hallucination et la compréhension.  »

Dans un monde clairement cloisonné, il y aurait donc, d’un côté, des oeuvres relevant de la seule créativité humaine, visant à construire ou révéler d’autres mondes et gardant toujours des liens avec la réalité. Des univers (de fantaisie) qui peuvent être critiques, relever de l’utopie ou du rêve. Et de l’autre, on trouverait un monde d’illusions qui perd ce lien avec la réalité et relève du délire. Donc de la psychose. Mais cette frontière théorique n’est pas nette :  » En effet, précise Patrick Allegaert, cette question demeure énigmatique. A la fin du XIXe siècle, la psychose définissait « le fou ». Jacques Lacan puis les théoriciens de l’antipsychiatrie réévalueront la « maladie » en lui attribuant la capacité à produire de la connaissance. Donc, à créer des mondes qui, au final, pourraient bel et bien exister, hors des sentiers battus. Plutôt que de faire de la folie un monde psychique que l’on ne peut ni comprendre ni même concevoir, des auteurs récents, comme le psychanalyste américain Darian Leader, rappellent qu’il existe, dans la société, une forme de « psychose discrète ». Cette dernière n’explose jamais en symptôme spectaculaire, et trouve à s’intégrer dans la vie sociale – c’est ce que souligne le philosophe Wouter Kusters à travers des termes comme « confusion », « révélation », « voyage spirituel ». Or, c’est souvent dans cette zone d’ombre que jaillit la créativité. Et on peut même aller plus loin : l’attitude schizophrénique serait, selon Deleuze et Guattari, celle de l’expérience identitaire changeante et correspondrait, dès lors, au climat postmoderne de notre époque.  »

De Grandville à Fabre

La visite débute donc avec Jean-Jacques Grandville et un ensemble de saynètes vaudevillesques inspirées directement par le quotidien de son époque. L’ancien caricaturiste politique, menacé par l’établissement de la censure imposée en 1835 par Louis-Philippe, fit alors comme d’autres de ses compagnons du Charivari : il évita l’affrontement et préféra aiguiser ses critiques autour des us et coutumes d’une époque aveuglée par l’idéal d’un temps où le spectacle et la réclame imposent leurs règles. Tout y passe : la mode vestimentaire, la vie nocturne, les relations de couple, la musique sérieuse, les conflits, les inventions techniques et scientifiques ou encore la pratique artistique. Le ton est au sourire et, pour le dire, Grandville multiplie les métamorphoses, les collages, les recyclages, les grossissements. On y croise des éléphants à pattes de sauterelle, des coquillages transformés en dés à jouer, une maison volante et des sarabandes…

Si, parfois, cet imaginaire renvoie à Rabelais, Dante, Mallarmé ou encore à David Teniers, Jérôme Bosch ou Arcimboldo, on pense aussi aux  » héritiers  » semés ici au fil du parcours gantois : Ensor, Redon, Ernst, Dali, Magritte ou encore Marcel Broodthaers. Car l’exposition met en parallèle les procédures de Grandville avec des oeuvres contemporaines ainsi que d’art outsider – manière de montrer qu’elles ont traversé les années. Et de citer les hybrides de l’astrologue et guérisseur berlinois Friedrich Schröder Sonnenstern (1892-1982) ou ceux, plus provocateurs, de Jan Fabre. La percutante vidéo de Koen Theys qui fait défiler, à la manière d’un fascinant feu d’artifice, 250 explosions en 8 minutes, pointe quant à elle une fascination populaire pour l’événement spectaculaire… et la catastrophe – comme le fit Grandville avec d’autres moyens.

Sciences, art et délire

Quant aux fabuleux vélos volants et autres machines bricolées de Gustav Mesmer (1903-1994), présentés dans deux salles à couper le souffle incluant aussi dessins techniques, portraits, écrits et assemblages, ils montrent combien un homme réduit au silence et à la solitude de l’enfermement psychiatrique peut développer tout à la fois un rêve, une pratique artistique, une réflexion technique et une pensée sur soi, la parole, la musique, la religion et… la science. Car cette dernière se nourrit aussi de  » créativité « . Le délire y aurait-il donc sa place ? L’histoire des grandes découvertes va en tout cas dans ce sens, qui est présente dans le propos de l’exposition.

Cette interrogation se développe en particulier dans la salle consacrée aux travaux d’un pionnier de la psychologie expérimentale, Gérard Heymans (1857-1930). Toute sa vie, le Néerlandais chercha à porter la recherche en psychologie dans le giron des sciences exactes en imaginant des machines capables de tester et de mesurer l’inhibition, la sensibilité aux sons, la capacité de mémoire, la perception visuelle ou encore la réalité des phénomènes de télépathie. Certains de ces appareils sont l’oeuvre d’August Natterer (1868-1933), un ingénieur qui passera une grande part de sa vie dans l’asile de Heidelberg auprès de Hans Prinzhorn, psychiatre et historien d’art allemand qui constitua une importante collection d’art psychopathologique, et le considérera comme l’un des plus fameux artistes schizophrènes. Non loin, les compositions annotées jusqu’à plus soif de Jean Perdrizet (1907-1975), l’une des grandes révélations de la Collection de l’art brut de Lausanne, prolongent le propos. Fasciné par les plus récentes avancées de la science, cet ingénieur de formation imagina, entre autres, une composition expliquant la manière dont les touches d’un clavier azerty pouvaient permettre la communication avec les âmes défuntes…

Sciences, art et délire n’ont jamais été aussi proches. Inscrites dans le voisinage de ces laboratoires, les oeuvres exposées de Kandinsky, Thomas Ruff, Sol Lewitt ou encore Tony Oursler et Sigmar Polke prennent au fil du parcours gantois des significations nouvelles :  » L’exposition, conclut Patrick Allegaert, dévoile quelques-uns de ces nouveaux mondes engendrés par des hommes qui regardaient autour d’eux avec d’autres yeux. Peut-être qu’en quittant le musée, le visiteur prendra à son tour la liberté de regarder vers d’autres mondes…  »

Un autre monde, au musée Dr. Guislain, à Gand, jusqu’au 28 mai prochain. www.museumdrguislain.be

PAR GUY GILSOUL

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