« Mon secret de jouvence ? L’indépendance »

En 2006, elle crevait l’écran chez Ruquier, Ardisson et autres animateurs, évoquant, sans mâcher ses mots, la vieillesse, la mort, le sexe. Benoîte Groult, 88 printemps, est aujourd’hui bien décidée à reprendre du service. Deux ans après La Touche étoile, trente-trois ans après Ainsi soit-elle, la romancière à la main verte et au visage buriné par les vents d’Irlande et le soleil de la Méditerranée publie Mon évasion. Une autobiographie alerte, ironique et franche, à l’image de cette grande bourgeoise irrévérencieuse. Où l’on voit défiler parents, sour, maris, amants, scènes de pêche, amitiés mitterrandiennes, filles, petites-filles et, surtout, conquête des droits de la femme. Soit près d’un siècle de vie française, que nous décrypte, chez elle, dans son  » pied-à-terre  » du viie arrondissement, une Benoîte Groult fraîche comme la rose.

La Touche étoile, publié il y a deux ans, a connu un succès considérable. Cela vous a-t-il surprise ?

E Oui, mais bien moins que mon éditeur, qui m’avait prévenue :  » Vous savez, vous êtes oubliée, cela fait huit ans que vous n’avez pas écrit. Le féminisme agace tout le monde. Quant à la vieillesse, n’en parlons pasà  » Ils ont tiré à 15 000 exemplaires, comme pour une débutante, alors que j’avais déjà 86 ans. Or mon âge est devenu un atout, et on en a vendu près de 500 000.

Cette fois, vous racontez votre jeunesse. Quel genre de jeune fille étiez-vous?

E J’étais laborieuse, timide, moutonnière et bonne élève, un travers guère à la mode aujourd’hui, où la plupart des écrivains s’enorgueillissent d’avoir été des cancres magnifiques. Je n’étais pas coquette et ne savais pas plaire, contrairement à ma mère, Nicole Groult, s£ur du couturier Paul Poiret, et à ma cadette, Flora, véritable fille  » moussante  » de Giraudoux. Or en ce temps-là, ce qui était important, c’était de trouver un mari.

Comment avez-vous vécu la guerre ?

E Mon père était complètement opposé à Vichy ; on écoutait la radio anglaise, mais, lorsque la petite voisine de la bijouterie d’en face est venue nous demander refuge après l’arrestation de ses parents, mon père a eu peur pour nous. La lâcheté était la chose la plus répandue du monde. C’était cela, l’antisémitisme mondain : on avait des amis juifs, mais pas au point de risquer sa vie pour eux. De mon côté, je me sentais intellectuelle, humaniste, mais je pensais que les filles n’étaient pas impliquées dans l’Histoire. A 18-20 ans, nous étions comme des gamines de 14 ans d’aujourd’hui.

Sauf que vous voyiez passer chez vous le Tout-Paris…

E En effet, mes parents recevaient nombre d’intellectuels et d’artistes, dont Paul Morand, Marcel Jouhandeau et sa femme, Marie Laurencin, ma marraine, Pierre Benoît – d’où mon prénom un peu ridicule. Mais, lors de ces soirées, nous venions saluer, comme des petites filles modèles, puis nous rentrions à la nursery. Simone de Beauvoir n’avait pas encore écrit Le Deuxième Sexe et les héroïnes de nos maîtres à penser, Gide, Martin du Gard, Montherlantà étaient des exemples sinistres. Il faut se souvenir que nous, les femmes, n’avions ni le droit de vote ni celui d’ouvrir un compte en banque. Sans parler de la contraception. Comme disait George Sand, on élevait des femmes comme des saintes et on les livrait comme des pouliches. Du jour au lendemain, nous étions confrontées aux organes masculins et étions totalement paniquées.

Est-ce cette jeunesse bourgeoise qui a conditionné votre vie amoureuse ?

E Oui, mais je n’ai pas honte d’avoir eu un amant américain toute ma vie, ni d’avoir avorté à plusieurs reprises, ni encore d’avoir plongé de mariage en mariage. Avec Georges de Caunes, ce fut une erreur. En fait, j’étais juste là pour être la gardienne de son talent. Avec Paul Guimard, autre grand séducteur, nous avons pris l’engagement, un peu à la manière de Sartre et de Beauvoir, de ne pas constituer un couple étroit.

Comment avez-vous appliqué ce  » contrat d’infidélité  » ?

E Contrairement à Sartre et à Simone, qui se livraient tous les détails de leurs écarts, moi, j’étais plutôt du genre Catherine Millet, à décacheter les lettres quand mes soupçons étaient trop lourds.

Justement, qu’avez-vous pensé de son livre Jour de souffrance ?

E Son analyse très froide de la jalousie m’a ennuyée. Il s’agit certainement d’un raisonnement vulgaire, mais je me suis dit :  » Après tout, elle l’a bien cherché.  » Si sa plume avait été éblouissante, je me serais laissé emporter, mais elle a un style de décortiqueuse qui manque de lyrisme.

En 1975, Ainsi soit-elle a rencontré un succès phénoménal, qui vous a valu les pires critiques. Pascal Jardin a stigmatisé les  » ovariennes cauchemardesques et les syndicalistes de la ménopause « …

E Eh oui, et c’était dans Lui. Ça paraissait chic ; on admirait son esprit. Tout comme celui de Maurice Clavel, qui parlait de  » mal baisée « . Quelque dix ans plus tard, j’ai de nouveau eu droit à ce type de gauloiseries alors que je présidais la Commission de terminologie pour la féminisation des noms de métiers. Quand je pense qu’un monsieur comme Marc Fumaroli, professeur au Collège de France, a écrit dans Le Monde à propos de  » rectrice « , le féminin grammaticalement exact de  » recteur  » :  » Et pourquoi pas « rectale » ?  » Face au féminisme, les hommes retombent volontiers en enfance. Je me souviens aussi du jour où Pivot m’a invitée pour parler de cette commission, en compagnie de Guy Bedos. Ce dernier a lancé sur le plateau :  » J’espère que, pour l’armée, vous avez choisi « enseignette de vaisselle » ou encore la « majordame ».  » Enfin, toute cette polémique m’a définitivement brouillée avec Maurice Druon et fermé les portes de l’Académieà

En politique, êtes-vous favorable à la parité ?

E Oui. Je ne suis pas d’accord avec Elisabeth Badinter, qui considère les quotas comme une chose répugnante et scandaleuse. C’est vrai sur le plan des principes, mais moi, je suis humiliée de savoir que nous sommes à peine 17 ou 18 % à l’Assemblée nationale. Nous devrions, comme les Suédois, instaurer, pendant quatre ou cinq ans, l’obligation de présenter autant de femmes que d’hommes sur toutes les listes électorales.

Avez-vous appartenu à un cabinet ministériel ou songé à un portefeuille ?

E Non, mais il en a été question lorsque Mitterrand est arrivé au pouvoir. Nous étions très amis – il est venu en Irlande, chez nous, pêcher la crevette. Mais Paul, que cela amusait, est devenu conseiller culturel à l’Elysée. On n’allait pas y entrer tous les deux !

Vous avez tout de même accepté la Légion d’honneur !

E Vers 1985, en effet, Mitterrand m’a nommée  » chevalier  » pour féminisme (pendant l’accolade, il m’a chuchoté :  » Je n’ai pas pu dire « chevalière », ça ne passait pas « ) et n’a pas pu s’empêcher, durant le discours, de rappeler que j’étais aussi une très bonne cuisinière. L’humour de sa génération, en quelque sorteà

Quelle est votre vision des années Mitterrand ?

E J’étais une groupie de Mitterrand. J’étais sous le charme de sa culture politique et poétique. Il avait une compétence littéraire étonnante – on ne peut pas en dire autant du président d’aujourd’hui. Quand je pense que Sarkozy se vante de ne pas lire et qu’il dit qu’il faut laisser tomber La Princesse de Clèves…

Que pensez-vous, vous l’ancienne journaliste, des magazines ?

E Les magazines féminins ? Je les trouve en général désolants. Je me dis qu’on est retourné des années en arrière. Fini, les papiers sur le charme de l’intelligence, les rôles de femme au cinéma, le vieillissementà Dans la maison de couture de ma mère, les mannequins avaient 40 ans. Puis ils ont eu 35 ans, puis 25, puis 20… Aujourd’hui, ils ont 15 ans. Dans la dernière publicité de Burberry, il n’y a que des ados, des puceaux et des gamines. Une véritable trahison de la part de cette vieille maison assez classique, ce que je me suis permis de leur écrire. Dorénavant, on ne parle que beauté, séduction, fesse, silicone dans les seins.

Dans Les Vaisseaux du c£ur, écrit à 68 ans, vous utilisiez un vocabulaire fort croustillant…

E Oui. Cela me réjouissait de brouiller mon image, notamment auprès des misogynes. L’idée qu’une femme parle irrespectueusement des attributs masculins, c’est presque une transgression. Les lectrices me le disaient en douce :  » Vous avez raison, c’est vrai que les testicules, ça ressemble à des crapauds quand on les prend dans la main. C’est humide, c’est froid et mouà « 

Vous qui avez trois filles, trois petites-filles, une arrière-petite-fille, comment jugez-vous les jeunes d’aujourd’hui ?

E A mon époque, il nous arrivait de nous ennuyer. On allait fouiller dans les greniers, ouvrir des livres défendus. On avait le temps d’avoir de l’imagination. Aujourd’hui, entre les activités, Internet, le portable, il me semble que toute la vie est occupée par autre chose que par le développement de soi-même, la réflexion intérieure. Le résultat, c’est que les jeunes filles sont assez superficielles et prétentieuses.

Avez-vous conscience d’être une  » mémoire française  » ?

E Pour les femmes, oui, mais pas pour les hommes, qui continuent de me dire, croyant me faire plaisir :  » Ma femme a adoré vos livres.  » J’ai envie de leur répondre :  » Mais alors vous ne parlez pas la même langue.  » Cela dit, je sais que j’ai une influence. Après La Touche étoile, le nombre d’adhésions à l’Association pour le droit de mourir dans la dignité a doublé. J’en suis très fière, comme d’avoir été la première à dénoncer l’excision. Plus généralement, même si certains domaines restent à conquérir, les valeurs féminines se sont infiltrées dans de nombreux pans de la société.

Allez-vous poursuivre votre combat pour le droit de mourir ?

E Evidemment. C’est plus d’actualité pour moi que le mariage ! Il faut euthanasier la loi Leonetti, qui autorise à arrêter un traitement, à  » laisser mourir « , sans abréger les souffrances. Quelle hypocrisie ! Regardez le drame du jeune Denis, débranché après un coma de huit ans puis livré à de terribles convulsions. Pour ma part, j’espère que j’aurais le courage de mettre fin à mes jours s’il le fallait – maintenant que je l’ai beaucoup dit, j’aurais l’air particulièrement lâche si ce n’était pas le cas.

Vous paraissez en grande forme. Est-ce une question de nature ?

E Mon corps a bien tenu, en effet, car je n’ai cessé de m’activer : ski, pêche, jardinageà Mais le visage me trahissait, alors j’ai voulu réconcilier mon état d’esprit avec mon apparence et j’ai recouru à la chirurgie. Quinze ans gagnés d’un seul coup de bistouri, c’est pas mal, non ?

Quel est votre secret de jouvence ?

E Etre indépendante ! C’est la source de tout. Et faire quelque chose qui passionne. Moi, j’ai la chance de ne pas avoir pris ma retraite à 55 ans, de ne pas avoir été mise à la porte. Mon entreprise, ce sont mes lecteurs, mes lectrices, qui m’écrivent, me hèlent dans la rue, m’apportent des forces. Je m’accroche, je lâche le moins possible, car, lorsqu’on lâche, on ne reprend pas. Ainsi, je vais à bicyclette chez mon éditeur. Il est terrorisé. Je sens bien qu’il a peur de perdre sa poule aux £ufs d’or. Or une poule ne roule pas à vélo !

Mon évasion, par Benoîte Groult. Grasset, 336 p.

Propos recueillis par Marianne Payot

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