» Mon père a été tué pour « raison d’Etat » « 

Qui a assassiné le juge sicilien Paolo Borsellino, icône de la lutte anti-Mafia, en 1992 ? Pour la première fois, son fils se confie. Et il évoque la piste d’une trahison. Au plus haut niveau.

C’est un 20e anniversaire au goût de cendres. Ces jours-ci, l’Italie célèbre ses héros de l’anti-Mafia, Falcone et Borsellino. Deux juges isolés de leur vivant, puis canonisés dans une mort voilée d’ombres. Le 23 mai 1992, la voiture de Giovanni Falcone est désintégrée sur l’autoroute par 500 kilos d’explosifs. Son ami Paolo Borsellino lui survivra cinquante-sept jours, jusqu’au 19 juillet. Il se savait condamné à mort par la Mafia. Mais pas seulement.

Les procès qui ont suivi l’attentat contre Borsellino ont accusé Cosa Nostra. Mais, en 2008, les révélations d’un repenti ont obligé les magistrats siciliens à rouvrir l’enquête. Dévoilant un effroyable trou noir judiciaire. En octobre dernier, six condamnés à perpétuité ont été libérés. Ils étaient innocents. Celui qui s’était accusé de l’attentat, Vincenzo Scarantino, a révélé que l’ex-chef de la Squadra mobile (police) d’alors à Palerme, Arnaldo La Barbera, lui avait extorqué ses PV sous la torture. Pourquoi ? Avec l’aval de qui ? Qui a donc tué Borsellino ?

Un nouveau scénario affleure, glaçant. Un scandale d’Etat, sur fond de tractations secrètes Etat-Mafia dont étaient informées  » les plus hautes autorités « , affirment aujourd’hui les juges. Ils viennent de placer sous enquête trois ex-ministres, dont celui de la Justice, et de l’Intérieur, Nicola Mancino.

Durant vingt ans, le fils du juge Borsellino, Manfredi, 40 ans, a toujours refusé les interviews. Le choix du silence et de la pudeur, partagé par sa mère et ses deux s£urs. Le respect, également, de la procédure judiciaire. Le Vif/L’Express l’a sollicité plusieurs fois. Il a finalement accepté une rencontre chez lui, à Palerme. C’est un serviteur de l’Etat, lui aussi, commissaire de police. Voici ses confidences, mezza voce, en exclusivité, sur son père sacrifié.

Le Vif/L’Express : Vingt ans après, on ne sait pas qui a tué votre père, qui a commandité l’assassinat, ni pourquoi on a dévoyé l’enquête initiale. Comment le vivez-vous ?

Manfredi Borsellino : Dès les premiers procès, j’ai compris qu’ils avaient été instruits de façon suspecte. Si bien que ni ma mère, ni mes s£urs, ni moi n’avons assisté à une seule audience. Parmi les faux repentis, il y avait ce petit dealer de quartier, ce Scarantino dont on se demandait comment il pouvait parler aussi précisément de l’assassinat de mon pèreà Depuis des années, nous pensons que derrière l’attentat, il n’y a pas que la Mafia. Et, aujourd’hui plus que jamais, je pense que mon père a été tué pour  » raison d’Etat « , qu’il a été littéralement poignardé dans le dos, trahi, pour ne plus nuire à ceux qui, au sein de l’Etat, menaient un  » dialogue  » avec la Mafia.

Selon les magistrats qui ont rouvert l’enquête, votre père se serait en effet opposé à la négociation Etat-Mafia en cours. Celle-ci aurait été ouverte par certains politiques menacés par Cosa Nostra, qui voulaient sauver leur peau et faire cesser les massacres en Italie. Et ce, en cédant aux requêtes de la Mafia. Que savait votre père de ce marché supposé ?

C’est toute la questionà Un mois avant de mourir, mon père fait allusion, devant ma mère, à une  » conversation entre la Mafia et des membres déloyaux de l’Etat « . Et la veille de sa mort, il lui confie :  » La Mafia ne me tuera que si d’autres y consententà « 

Ces révélations, votre mère ne les a faites qu’il y a deux ans aux magistrats Sergio Lari et Domenico Gozzo, qui ont mis au jour le  » dévoiement colossal  » de l’enquête.

Si elle ne l’a pas dit avant, ce n’est pas qu’elle ne s’en souvenait pas, mais, après avoir perdu son mari, elle avait peur pour ses enfantsà

Récemment, un colonel des carabiniers a révélé que votre père savait, à la fin de juin 1992, qu’un attentat se préparait contre lui et qu’il avait choisi de se sacrifier, pour protéger sa famille. Le saviez-vous ?

C’était l’obsession de mon père, nous sauver. Alors il laissait parfois une brèche dans son système de protection, pour adresser un message à Cosa Nostra :  » Voyez, vous n’avez pas besoin de faire sauter une autoroute ou de tuer mes enfants et ma femme. Prenez-moi, mais épargnez ce que j’ai de plus cher au monde. « 

Tout a changé après la mort de Falcone, le 23 mai 1992.

Le juge Falcone a expiré dans les bras de mon père et, de ce jour, il n’a plus jamais été le même. Son sens de la dérision, ses boutades, son sourire se sont évanouis. Les cinquante-sept jours qui lui restaient à vivre, je me souviens d’un travail frénétique. Mon père ne voulait pas laisser impunie la mort de son ami, il voulait aller au bout de la tâche qu’avait dû interrompre Falcone. Il rentrait à la maison mort de fatigue, ayant seulement la force de dîner avec nous, un rite sacré chez les Siciliens. Souvent, il s’endormait sur le canapé, la télé allumée. En même temps, lui, si démonstratif et paternel, nous préparait à nous détacher de lui, nous montrant de moins en moins son affection. On se disait :  » Papa est fatiguéà  » Nous n’avons compris qu’après, grâce au padre Cesare Rattoballi… Il était venu donner la communion à mon père dans son bureau, à sa demande :  » Padre, mes enfants sont ma vie, je voudrais les embrasserà Je dois prendre tellement sur moià Est-ce un péché ? « 

Son escorte avait dénoncé aux autorités beaucoup de failles dans sa sécuritéà

En effet. Le préfet, le préfet de police, le chef de la police, le ministre de l’Intérieur Mancino n’ont en aucun cas été à la hauteur. Mon père disait que ce n’était pas à lui de penser à sa sécurité, mais aux institutionsà Mais si l’Etat, à ce moment historique, avait voulu sauver la vie de l’un de ses meilleurs serviteurs, il aurait pu le faire, comme en 1985. A l’époque, il avait suffi qu’on apprenne que Falcone et Borsellino étaient dans la cible pour qu’on nous mette dans un avion et qu’on nous transfère sur l’île de l’Asinaraà En 1992, rien de cela n’a été fait. On a même appris, des années après, que le juge Di Pietro, lui aussi dans le viseur, avait été envoyé au Canada, sous une autre identité. Si on ajoute à cela le fait que l’on a ensuite fait dévier l’enquête, ça signifie qu’il n’y avait pas la volonté politique de sauver mon père. Il était un problème. Et c’est cet Etat que mon père a servi jusqu’au dernier jour de sa vie.

A la mi-juin, votre père semble comprendre qu’il a été trahi. Le 15, il parle à votre mère de ses doutes sur le général Subranni, alors commandant des carabiniers du ROS, qui collaborait depuis longtemps avec lui. Oui, il a confié à ma mère avoir appris que Subranni aurait été  » punciutu «  [mafieux] – acheté par Cosa Nostra. Lui qui avait une grande admiration pour les carabiniers en a été très secoué, selon ma mère.

Une magistrate a aussi révélé avoir vu, à la fin de juin, votre père s’effondrer au milieu d’une conversation, en pleurs :  » Un ami m’a trahià  » Savez-vous qui ?

Non.

A vous, votre père ne se confiait pas ?

Il était obsédé par ce qui pouvait nous arriver tant qu’il était en vie, mais surtout quand il ne serait plus là. Donc il ne voulait pas faire de nous les dépositaires d’une vérité. C’est aussi pour ça qu’il avait pris l’habitude de tout écrire sur son fameux agenda rougeà

Celui qu’il avait sur lui le jour de l’attentat et qui a disparu, étrangement ?

Oui. Après la mort de Falcone, mon père a commencé à écrire dedans beaucoup plus, sur son travail, ce qu’il se promettait de dire aux magistrats qui enquêtaient alors sur l’assassinat de son ami. Il a attendu, attendu qu’ils le convoquent, comme témoin. En vainà Il est possible qu’il y ait écrit ce qu’il aurait voulu dire aux magistrats et qu’il ne pouvait pas confier à sa famille. Sans doute des faits compromettants pour beaucoup. S’il existe encore, cet agenda doit être, pour celui qui l’a, un formidable outil de chantage.

Après l’attentat, on vous a en effet remis son sac, d’où avait disparu cet agenda.

Oui, c’est Arnaldo La Barbera, le chef du groupe Falcone-Borsellino, chargé des investigations sur ces attentats de 1992, qui nous l’a remis. [Le superflic La Barbera est soupçonné aujourd’hui d’avoir dévoyé l’enquête. Mais il est mort en 2002 et on a appris qu’il appartenait aux services secrets.] Il est venu à la maison. On lui a demandé l’agenda. Lui, agressif, nous a répondu que cet agenda était le fruit de notre imaginationà Vous avez toujours vécu avec la peur ?

Pendant des années, nous étions conscients que mon père était dans le viseur de Cosa Nostra. Dès l’assassinat, en 1980, du capitaine des carabiniers Basile. Mon père a été chargé de l’enquête. Les trois tueurs ont été acquittés au terme d’un procès scandaleux et n’ont été condamnés que bien des années après. A la maison, petits, on entendait circuler leurs noms, terrorisés de les voir revenir tuer mon père. Puis d’autres peurs sont nées, avec les morts qui se succédaient, collègues, collaborateursà Je me souviens de moments dramatiques après l’assassinat des juges Chinnici [1983], Saetta [1988], Livatino [1990], Scopelliti [1991], du général Dalla Chiesa [1982], des carabiniers Basile [1980], d’Aleo, qui avait remplacé Basile [1983]à A la fin, mon père était cerné de cadavres. Mais il n’a jamais jeté l’éponge, dans ce bain de sang.

Vous ne l’avez jamais dit, mais, encore aujourd’hui, votre famille pourvoit aux besoins d’un repenti, Vincenzo Calcara, qui a avoué à votre père qu’il aurait dû le tuerà

C’est vrai. Pour mon père, la vraie générosité ne nécessite pas qu’on sache d’où elle vient. Calcara était sorti prématurément du programme de protection que l’Etat assure aux repentis et s’est retrouvé dans la précarité, avec quatre enfants en bas âge. Mon père voulait vraiment qu’il entame une nouvelle vie, et c’est comme s’il nous avait confié la charge de le suivre. Donc il arrive que, pour l’assurance de la voiture, le loyer, les livres à l’école, on l’aide. Il m’envoie des photos de ses enfants, dont trois s’appellent Lucia, Fiammetta, Agnese, comme mes s£urs et ma mèreà

Votre père aurait aussi donné votre première Mobylette à une veuve de mafieux ?

Cette veuve collaborait avec mon père, chargé de l’enquête sur son mari. Ses enfants manquaient d’un moyen de locomotion pour aller travailler dans une boulangerie. Un jour, mon père me dit :  » Manfredi, on doit offrir ta Mobylette à cette femme dont les fils veulent aller travailler. On doit faire en sorte qu’ils ne prennent pas le chemin du pèreà  » Je n’ai compris son geste que bien des années après.

Votre plus beau souvenir de lui ?

Son sourire, la cigarette aux lèvres, ses boutades irrévérencieuses. Mon père était heureux parce qu’il luttait contre Cosa Nostra, ce cancer qui avait fait de la Sicile, sa terre, un abattoir. PROPOS RECUEILLIS PAR D. S.

DELPHINE SAUBABER

« Il n’y avait pas la volonté politique de sauver mon père « 

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