» Mon introspection filiale me rassure « 

La Monnaie vient de lui offrir un triomphe avec Il Trovatore de Verdi. Il termine l’enregistrement d’une intégrale de Schubert et il sera l’invité d’honneur du prochain KlaraFestival, cet été, à Bruxelles. A bientôt 50 ans, Mark Minkowski reste cet insatiable chef d’orchestre que beaucoup comparent à un  » Monsieur cent mille volts « . Le maestro français réfute cette étiquette mais ne nie pas une propension certaine à l’hyperactivité. Animé par une ardeur, une fougue, qui, admet-il, le déborde quelquefois, il mène, parallèlement à une carrière internationale de plus en plus prestigieuse, un travail sur lui-même. Pour se resituer face à son histoire familiale, face à ses origines plurielles : un père juif polonais, une mère catholique américaine, des grands-parents psychiatres éminents. Ce travail est un moyen pour me stabiliser, dit-il, posément. Avant de se réenflammer, dès lors qu’il est question de musique, d’instruments, de cinéma, de. bande dessinée. Et de la Belgique.

Le Vif/L’Express :  » L’art de la fougue « … Voici comment un collègue journaliste titrait une interview de vous. C’était en 2001. L’étiquette en clin d’£il vous correspond-elle encore aujourd’hui, alors que vous fêtez votre demi-siècle en octobre prochain ?

Marc Minkowski : Ah, l’énergie ! Souvent cette étiquette de  » Monsieur cent mille volts  » m’agace. Mais je serais plus inquiet si l’on disait de moi que je suis superficiel… Je dois pourtant admettre ce rapport particulier que j’entretiens avec la fougue et l’hyperactivité. Je dois me débrouiller avec cette véritable obsession qui m’anime : ne rien rater, jamais ! A chaque nouveau défi, je suis obnubilé par le ton juste, le style juste en m’investissant totalement. Aujourd’hui, cela me fait réfléchir. Je m’interroge sur l’origine de cette ardeur qui me déborde parfois. C’est en partie pour cette raison que j’ai entrepris une psychanalyse… légère.

Vous revenez sur vos parents, vos origines ?

Oui, j’ai besoin de me resituer face à ma filiation. Je suis le produit d’un amalgame de plusieurs origines. Mon père, Alexandre, grand nom de la médecine, provient d’une famille juive polonaise émigrée en France. Ma mère est issue de la bourgeoisie catholique américaine. Ma grand-mère maternelle était une très grande violoniste, élève d’Enesco. Mes grands-parents paternels étaient d’éminents psychiatres, ils m’ont beaucoup encouragé dans mes premiers balbutiements musicaux. Ils ont laissé des ouvrages passionnants que je redécouvre avec beaucoup d’émotion. On doit à ma grand-mère l’introduction en France du fameux test de Rorschach et un des premiers ouvrages abordant le rapport entre la folie de Van Gogh et son art. A près de 50 ans, je sens que cette introspection filiale me rassure et me stabilise.

Cette réflexion sur vous-même expliquerait-elle votre intérêt actuel pour les symphonies de Schubert, l’écorché vif ?

Peut-être… En tout cas, je me sens de plus en plus chef  » symphonique « . Et j’adore les intégrales. Les symphonies de Schubert sont des monuments trop peu valorisés. On y trouve tout le spectre entre l’innocence et la maturité la plus radicale. Schubert a porté au plus haut point la pensée idéaliste de la musique. Pour moi, il est indissociable du rêve musical. Voilà mon prochain défi : rendre justice à cet extraordinaire rêve schubertien en explorant l’univers de ses symphonies.

Avant de devenir chef, vous avez commencé votre périple musical par le basson. Sur le plan de son  » image  » auprès du public, cet instrument ne jouit pas de la même aura que le piano ou le violon. N’y a-t-il pas comme un paradoxe entre cette  » discrétion  » de votre premier instrument et votre rayonnement de chef d’orchestre ?

Pas du tout ! On vient presque tous d’un univers instrumental particulier. Regardez mes collègues. Zubin Mehta était lui aussi bassoniste. Simon Rattle est un excellent percussionniste. Harnoncourt est violoncelliste. Peut-on considérer que leur instrument d’origine influence leur manière de diriger ? Je ne le pense pas. Quant au basson, il ne faut surtout pas le cantonner à un rôle subsidiaire. Il en émane une noblesse exceptionnelle. Mozart lui a confié les plus belles phrases des reparties orchestrales de ses opéras. Bassoniste, c’est un poste très exposé dans l’orchestre ! Et puis l’instrument a traversé avec bonheur les siècles et les répertoires. Il peut même servir de repère pour comprendre de l’intérieur de l’orchestre l’histoire de la musique.

Comment recherchez-vous le ton juste, l’esprit musical qui convient à la singularité de chaque composition ?

Ce qui importe, c’est la dramaturgie qui anime une £uvre. Et c’est particulièrement vrai à l’opéra. Voyez chez Haendel, chez Mozart, chez Verdi. Pas une note qui ne corresponde à une situation donnée. L’orchestre doit être la pellicule ou l’écran sur lequel vient s’inscrire l’opéra. De son côté, le chanteur est l’acteur qui évolue sur cette toile tendue par l’orchestre.

C’est le même sens de la dramaturgie qui vous anime pour interpréter des £uvres orchestrales ?

Exactement ! Je pense que les £uvres symphoniques recèlent une dramaturgie forte. Il suffit d’écouter les premières mesures de la 40e symphonie de Mozart pour s’en convaincre. L’intention d’y nouer une trame va bien au-delà de la séquence de notes. Et que dire dans la dramaturgie qui anime les symphonies de Beethoven, de Schubert, de Bruckner…

Avec votre vitalité galopante, prenez-vous le temps d’expliquer à l’orchestre votre perception du sens de l’£uvre ? Et cet effort de communication est-il compatible avec l’autorité nécessaire à la direction ?

J’essaie de faire comprendre mes intentions avec légèreté. On gagne à se mettre du côté de l’orchestre pour mieux situer le rôle du chef. Les musiciens s’accordent sur deux critères pour évaluer celui-ci : sa technique de direction et l’économie de parole. Il faut faire comprendre avec ses bras ce que l’on veut exprimer et éviter l’écueil du chef-conférencier. Risque d’autant plus grand que nombre de chefs très verbeux ne parviennent pas du tout à transmettre en concert ce qui avait été longuement exposé et prévu… Avec l’âge, j’arrive à me faire comprendre en dosant mes bras et mes paroles. Parfois, je suis jaloux des metteurs en scène d’opéra qui disposent de plusieurs mois pour installer leur vision des choses. Alors que nous ne disposons que de quelques heures de répétition pour tout mettre en place. L’art de la synthèse, on connaît !

Votre vie culturelle, en dehors de la musique ?

J’adore le cinéma. J’y suis éclectique à souhait. J’apprécie le muet en général : Chaplin, Keaton… à tout jamais ! Chez vous, j’admire les frères Dardenne. Le cinéma  » à grand spectacle  » comme Star Wars est une source d’inspiration pour moi. J’y retrouve ce souci de la dramaturgie. Je m’amuse à tisser un parallèle entre les nouveaux films et les nouveaux chanteurs d’opéra. Ils combinent une volonté d’imposer une fibre originale tout en affichant une nostalgie du passé. Les films d’animation d’aujourd’hui m’attirent tout particulièrement. Je surveille avec attention tout ce qui sort de chez Pixar. Je suis fan de Toy Story, par exemple. Le scénario m’y semble très élaboré et solidaire du travail de l’image animée. Et quel support d’évasion !

Et les Aventures de Tintin façon Spielberg ?

Oh la non ! En tant que tintinophile, je suis très déçu. J’adore Spielberg par ailleurs, mais là je trouve qu’il a écrasé l’imaginaire d’Hergé en croyant le redéployer. En BD, tout se passe dans l’imaginaire suscité par les cases.

Vous appréciez d’autres formes musicales que le  » classique  » ?

Je reste attentif à toutes les musiques. Tenez, en zappant, je suis tombé sur une prestation incroyable : une jeune femme qui chante en s’accompagnant à la contrebasse. Elle s’appelle Esmeralda Spalding, c’est formidable ! J’aime aussi la chanson quand elle concilie bien texte et voix : Maurane, Melody Gardot, Olivia Ruiz. J’ai d’ailleurs un projet sur Manuel de Falla avec elle…

La musique du monde ?

Ma mère traduisait des £uvres littéraires d’un de ses amis arabes. Cela m’a sensibilisé à la musique orientale. J’ai moi-même pratiqué le cross-over à ma manière quand j’ai dirigé L’Enlèvement au sérail de Mozart au festival de Salzbourg. J’avais invité des musiciens turcs qui improvisaient sur les textes parlés de l’opéra.

Vous sentez-vous français ?

Je me sens davantage citoyen du monde que français. Je suis critique sur ma propre nation. La France décline de façon exacerbée la maxime : nul n’est prophète en son pays ! Les chefs d’orchestre français n’existent pas en France… Beaucoup d’orchestres français sont reconnus à l’étranger mais pas dans leur propre pays. Idem pour les chefs. Songez à Pierre Boulez qui a dû s’expatrier. Sa reconnaissance nationale tardive n’est venue qu’à partir du moment où il a dirigé le Philharmonique de New York. Personnellement, je suis épargné à cet égard. Ma formation Les Musiciens du Louvre jouent en France depuis trente ans et j’ai eu, entre autres, le privilège de diriger l’Orchestre du Capitole de Toulouse, sans doute la meilleure phalange de tout l’Hexagone. Par ailleurs, la salle Pleyel et La Cité de la musique m’offrent une carte blanche qui me permettra d’animer dans les mois qui viennent une dizaine de manifestations. Par exemple, une version de concert des Contes d’Hofmann d’Offenbach, des concerts Bach, Haendel, Schubert, etc. A côté de la Belgique, l’Autriche me déroule un tapis rouge. J’y vis des événements gratifiants : je suis invité à l’Opéra de Vienne et, avec mes Musiciens du Louvre, nous avons pu nous imposer à Salzbourg. C’était la première fois qu’un orchestre avec instruments anciens y jouait du Mozart…

Entre la Belgique et vous, la relation semble au beau fixe ?

Je me sens tout à fait à la maison à Bruxelles et en Belgique. L’histoire d’amour remonte à longtemps. C’est à Bruges, en 1984, que j’ai reçu une de mes premières distinctions : un premier prix comme bassoniste avec mon ensemble de l’époque. La Monnaie m’a permis de monter mon premier Meyerbeer avec Les Huguenots et de ressusciter ainsi cette £uvre injustement oubliée. Puis il y eu l’aventure enthousiasmante d’ Il Trovatore de Verdi qui vient de se terminer. Avant cela, je suis resté deux années à l’Opéra des Flandres. Preuve de mon intégration, je me suis spécialisé en histoires belges. Dont certaines que j’ai moi-même vécues. Un exemple ? Alors que je venais de m’installer à Anvers, j’entre dans une épicerie et je demande poliment si je peux parler français. Le commerçant me répond tout de go :  » Ce n’est pas encore interdit par la loi…  » Et puis ce rapport avec la Belgique et les honneurs dont elle m’entoure me rappelle mon père. En tant que médecin spécialiste de la pédiatrie néonatale, il était particulièrement reconnu et honoré en Belgique. J’ai l’impression d’emboîter ses propres pas et cela me touche au plus profond…

Marc Minkowski sera en résidence au prochain KlaraFestival (du 31 août au 14 septembre, à Bruxelles).

Il y interprétera l’intégrale des symphonies de Schubert.

La sortie du coffret Naïve avec ces mêmes symphonies est prévue pour septembre.

Propos recueillis par Philippe Marion

 » Schubert a porté au plus haut point la pensée idéaliste de la musique. Pour moi, il est indissociable du rêve musical « 

 » Le cinéma « à grand spectacle » comme Star Wars est une source d’inspiration pour moi « 

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