L'Ecole 42, à Paris, fondée par Xavier Niel, un établissement d'enseignement atypique destiné aux métiers du numérique. © IN EDIT ARCHITECTURE

Former… les diplômés : le grand défi wallon

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

On peut être diplômé de l’enseignement supérieur et insuffisamment formé pour le marché de l’emploi. A Liège, un incubateur de formations continuées (qui sera inauguré en octobre) vise à changer la donne. D’autres structures similaires existent à Tournai, Charleroi et Namur. Leur premier bilan semble positif.

Sur l’échelle de l’explosivité, le degré est bien moindre qu’une rencontre Donald Trump – Kim Jong-un. Et même qu’un Elio Di Rupo – Bart De Wever. Mais réunir autour d’une même table universités et hautes écoles relève tout de même du petit exploit. Sentiments d’infériorité/supériorité mal placés… Pourtant, à Liège, les habituelles rivales discutent. Job@skills aura au moins eu ce mérite-là. Tâche d’autant plus ardue que le Forem, l’Ifapme (Institut wallon de formation en alternance et des indépendants et petites et moyennes entreprises) et des représentants du secteur économique se mêlent aussi à la conversation.  » Avoir tous ces acteurs réunis offre un panel énorme de possibilités !  » s’enthousiasme Eric Haubruge, vice-recteur de l’université de Liège.  » On est en train de créer un nouveau modèle.  »

On est en train de créer un nouveau modèle

Car tout ce petit monde ne se contente pas de palabrer. Il collabore. Il incube, plus précisément. Des formations, destinées aux personnes déjà diplômées (bac +3). Partant de la conviction que  » l’enseignement a un besoin important de s’adapter au marché du travail, dixit Alexandre Lodez, directeur-président de la haute école Helmo. Car, malheureusement, certains diplômes supérieurs ne mènent pas à un job. La formation continuée est peut-être une réponse à ça « . Surtout lorsqu’elle s’inspire – telle est la spécificité de Job@skills – directement des desiderata du monde de l’entreprise.

Ça risque de hurler, dans les chaumières universitaires. Où certains considèrent que leur mission n’est pas de se calquer aux attentes du monde du travail, mais de développer intellectuellement ceux qui y entreront.  » Le monde académique n’est pas prêt à passer à un autre modèle, reconnaît Eric Haubruge. L’université court un grand danger si elle ne se remet pas en question. Il faut se montrer beaucoup plus flexible dans la construction des formations. S’adapter à l’enseignement du futur sera un grand défi pour les vingt prochaines années.  »

Job@skills serait donc un pas vers l’avenir. L’incubateur s’est en tout cas défini cinq domaines d’action prioritaires qui correspondent à des secteurs économiques bien implantés en Cité ardente. La construction, la mécanique, l’environnement (l’eau, plus particulièrement), le para-médical et les softskills, ces compétences comportementales après lesquelles pleurent la plupart des entreprises. Un exemple concret : une formation en écoconception, centrée sur l’écoconstruction/rénovation, qui débute en septembre et s’achèvera en juin 2019. Un cycle d’environ trente jours de cours, les vendredis.  » Nos contacts avec le secteur nous ont déjà permis de comprendre qu’il ne fallait pas prévoir plusieurs jours de cours d’affilée, car les patrons ne libéreront pas leurs hommes si longtemps « , signale Stéphane Houbion, business developer du campus Arlon de l’Uliège.

 » Impossible sans l’incubateur  »

Une autre formation : celle en smart metering (comprenez : compteurs intelligents) dans le domaine de l’eau.  » Dès le départ, nous avons été associés comme partenaire de référence pour la préparation de ce cursus, déclare Jean-Michel Compère, manager  » ressources en eau  » au sein de la Cile (l’intercommunale liégeoise des eaux). Nous avons pris contact avec d’autres acteurs (distributeurs, assainisseurs, entreprises privées…) afin d’identifier leurs attentes.  »  » Nous, nous étions partis sur quelque chose de beaucoup plus large, poursuit Jacques Teller, professeur à l’ULiège. La consultation de toute la filière a permis d’identifier une demande pressante en matière de smart metering. Il n’est pas simple de développer de nouvelles formations dans les cursus. Garder un oeil sur les attentes, les nouveaux métiers, ça n’aurait pas été possible sans l’incubateur.  »

Ces cours devraient débuter en janvier 2019. Toujours sur le modèle  » formation continuée « , sans doute mêlée à des outils de formation à distance, Mooc ou Spoc. Les premiers étant des cours en ligne accessibles à tous sur le Web, les seconds étant d’accès restreint et chapeautés par un tuteur. C’est cette forme virtuelle que prendra la formation en éducation thérapeutique du patient (ou  » comment aider les gens à devenir acteurs de leur propre traitement « , explique François Strykers, directeur de l’incubateur). Celle sur l’innovation dans le domaine du bois se traduira, pour sa part, en cycle de conférences.  » Nous inviterons différents orateurs wallons et européens qui ont une expertise de pointe en la matière, détaille Stéphane Houbion. L’enjeu est de recréer une émulation auprès des acteurs du secteur, de reconstruire un pôle d’innovation. Car, aujourd’hui, si le bois est coupé chez nous, sa transformation se fait à l’exportation, alors qu’avant, nous étions les champions en la matière. Notre objectif est, au final, de créer un nouveau master sur la valorisation.  »

Rampe de lancement

Eric Haubruge (Uliège) :
Eric Haubruge (Uliège) :  » Le monde académique n’est pas prêt. « © ÉRIC LALMAND/BELGAIMAGE

D’où l’incubation : toutes ces formations sont des tests, des  » rampes de lancement  » selon Eric Haubruge, afin de déterminer leur potentiel, leur succès et, in fine, les intégrer le cas échéant dans un cursus classique. Au sein de l’université ou d’une haute école, à déterminer. Là, les relations risquent à nouveau de se tendre. Car puisque tous les cursus doivent être organisés par plusieurs partenaires, qui pourra en revendiquer ensuite la paternité ?  » C’est un vrai débat, admet le vice-recteur. Car il touche aussi à des questions de propriété intellectuelle, commerciale…  »

Job@skills aura d’autres problèmes à résoudre, comme celui de son équilibre financier. L’asbl reçoit un subside annuel (entre un et 1,5 million d’euros), de quoi notamment embaucher du personnel. Mais si elle favorise la création des formations, elle ne les finance pas. Chacune devra donc être auto- portante. Accessoirement, l’incubateur devra aussi s’occuper de son inauguration officielle, prévue pour octobre. Cette  » structure collective d’enseignement supérieur « , de son fastidieux nom administratif (SCES, en abrégé), est en réalité la dernière à voir le jour. Trois autres l’ont précédée. Form@nam à Namur, l’Université ouverte à Charleroi et l’Euro-metropolitan e-Campus à Tournai.

Nous devons répondre aux besoins socio-économiques locaux

Aucune ne serait née si Rudy Demotte (PS) n’avait pas écouté la RTBF, un matin de 2011. Une chronique d’Alain Gerlache sur l’école 42, à Paris, cet établissement cofondé par le millionnaire français Xavier Niel (celui qui avait tout compris, avec Free) qui enseigne l’informatique de manière peu conventionnelle. Quand on est (ou, plutôt, était) ministre-président à la fois de la Région wallonne et de la Fédération Wallonie-Bruxelles, on peut rédiger un accord de coopération entre les deux entités pour financer ces nouveaux projets. Mais on ne peut accélérer le temps politique : le décret fut adopté en avril 2014, mais les premiers subsides ne furent versés que fin 2017.

Le secteur de la construction fait partie des domaines prioritaires. L'incubateur propose, par exemple, une formation en écoconception centrée sur l'écoconstruction et la rénovation.
Le secteur de la construction fait partie des domaines prioritaires. L’incubateur propose, par exemple, une formation en écoconception centrée sur l’écoconstruction et la rénovation.© ISTOCK

Equilibres politiques

En attendant, l’Eurometropolitan e-Campus de Tournai avait été lancé (devinez où Rudy Demotte officie comme bourgmestre ? ) et se débrouillait avec des fonds sollicités par-ci, par-là, pour héberger des cursus liés au numérique. L’Université ouverte de Charleroi, née de la fusion entre deux structures existantes de formation continuée, a suivi, il y a quatre ans. Deux villes, un même point faible : l’absence de siège d’université sur leur territoire. Du coup,  » le taux de diplomation de l’enseignement supérieur est moindre que dans le reste de la Wallonie « , constate Carl Lukalu, directeur de la première structure.  » Cet écart nous pénalise quant à la reconversion de la région « , prolonge Dominique Cabiaux, administrateur délégué de la seconde.

Ni Namur, ni Liège ne partagent ce handicap. Mais aurait-on imaginé que Jean-Claude Marcourt, en plus ministre de l’Enseignement supérieur, ne veuille pas tirer un peu de cette couverture vers sa Cité ardente, comme Maxime Prévot vers sa capitale wallonne ? Après tout, l’inadéquation des marchés de l’étude et de l’emploi n’a guère de frontière…  » Nous devons répondre aux besoins socio- économiques locaux « , précise Myriam Heuzer, directrice de Form@nam qui, après analyse, a décidé de se focaliser sur l’e-tourisme, le numérique, la santé/action sociale, ainsi que l’agronomie, la ruralité et le développement durable.

Ces quatre SCES sont mises sur pied pour trois ans, renouvelables trois fois, après évaluation. Reste à savoir comment mesurer leur impact. Celles de Tournai et de Charleroi, avec leurs quelques années d’expérience au compteur, peuvent déjà tirer certains enseignements.  » On voit déjà une inflexion au niveau du taux de diplomation, et l’Université ouverte y a sa part de responsabilités « , assure – sans chiffres précis – Dominique Cabiaux, dont une partie du job consiste à convaincre que la structure  » n’est pas le bidule de Paul Magnette à Charleroi « , comme il l’a parfois entendu.  » La première année, nous avons dû convaincre et informer. La deuxième, nous avons pu monter des projets bilatéraux. Aujourd’hui, nous parvenons à créer des cursus portés par l’ensemble des acteurs « , comme un prochain certificat en électronique de l’énergie.

 » Nous comptabilisons entre 400 et 500 étudiants par an, recense par sa part Carl Lukalu à Tournai. Nous avons incubé une vingtaine de formations. Toutes n’ont pas fonctionné, parfois elles semblent arriver un peu trop tôt.  » Le plus difficile, en matière de métiers émergents, reste de recruter les bons professeurs. Et, malgré tout, de faire en sorte que toutes les structures concernées se parlent. On ne se refait pas.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire