MICHEL DAERDEN Un pouvoir en déclin ?

Les premiers signes d’érosion menacent le  » système  » Daerden. Mais la machinerie mise en place par l’homme d’Ans est si tentaculaire qu’elle mettra des années avant de disparaître. Bref, à Liège, la fin de l’ère Daerden n’est pas pour demain. Enquête.

Michel Daerden, ou la chronique d’un déclin maintes fois annoncé. Et toujours reporté. L’usure du temps semble n’avoir aucune prise sur le pouvoir considérable qu’il a accumulé. Il a survécu à toutes les tempêtes, traversé toutes les crises. Les camarades du vieux PS se sont évanouis dans la nature au fil des écrémages. Pas lui. C’est bien simple, parmi les ministres et présidents de parti actuels, ceux qui possèdent un CV aussi épais que le sien se comptent sur les doigts d’une main : Elio Di Rupo, Laurette Onkelinx et Charles Picqué. Mais Laurette Onkelinx n’a jamais percé sur le terrain local, ni à Seraing ni à Schaerbeek. Michel Daerden, au contraire, combine son impressionnante carrière ministérielle avec une implantation liégeoise sans failles. Plus d’une fois, la forteresse a paru se fissurer. Sans jamais s’écrouler. Une énigme.  » Depuis que je milite, Michel Daerden est la personnalité politique dont j’ai le plus souvent entendu dire : cette fois, c’est fini, il ne va pas se relever. Mais il est toujours là, alors qu’on ne peut pas en dire autant de tous ceux qui annonçaient son déclin « , relate la députée wallonne Isabelle Simonis (PS), bourgmestre de Flémalle.

Au printemps dernier, Jean-Claude Marcourt l’a défié en revendiquant la tête de liste pour les élections régionales. Bernique ! C’est  » papa « , une nouvelle fois, qui a décroché la pole position. Et qui a triomphé : 63 580 voix. Un score inédit dans l’arrondissement de Liège. Le précédent record, établi par Jean-Maurice Dehousse, se chiffrait à 34 000 voix. Encore fallait-il réussir l’après-match. La mode de la  » bonne gouvernance  » aurait pu être fatale à Michel Daerden, politicien d’un autre temps. Que nenni : le voilà ministre fédéral des Pensions et des Grandes Villes.

Et pourtant. Plusieurs observateurs entrevoient dans son transfert vers le gouvernement fédéral les prémices d’un déclin. Ce qui paraissait inimaginable il y a quelques mois est arrivé : un gouvernement wallon dont Michel Daerden n’est pas l’un des maillons forts. L’homme d’Ans lui-même n’a pas su très bien sur quel pied danser en apprenant la nouvelle. Se réjouir de rester ministre ? Ou se désoler de perdre du galon ? Le soir même de sa nomination, le 16 juillet, il a réuni ses  » amis  » au château de Waroux, à Alleur. Une cinquantaine de personnes, parmi lesquelles tous les ténors du PS liégeois : Jean-Claude Marcourt (ministre wallon de l’Economie), Willy Demeyer (bourgmestre de Liège et président de la fédération liégeoise du PS), Alain Mathot (député fédéral et bourgmestre de Seraing)…  » Je m’attendais à ce que Michel évoque ses nouveaux défis, sa vision des pensions, raconte l’une des invitées. Mais son message, c’était plutôt : j’étais ministre régional depuis dix ans, une page se tourne, c’est la vie, c’est comme ça… « 

Vice-président du gouvernement de la Région wallonne et de la Communauté française. Ministre du Budget de la Région wallonne et de la Communauté française. De 2004 à juin 2009, Michel Daerden avait quatre cabinets à son service. En termes d’effectifs, la perte qu’il vient de subir est radicale : il disposait de plus de 100 collaborateurs, il en a à présent moins d’une trentaine. De plus, la compétence du Budget (combinée avec les portefeuilles de l’Equipement et des Sports) lui conférait un pouvoir colossal. De Mouscron à Arlon, n’importe quel bourgmestre devait d’une façon ou d’une autre obtenir son aval pour construire une piscine. Ce levier-là, Michel Daerden l’a perdu. Définitivement.

Fils de cheminot

Né en 1949, fils de cheminot, Michel Daerden aime montrer la modeste maison où il a grandi, aux bords des voies de chemin de fer, à Loncin, sur les hauteurs d’Ans. Il a conquis son premier mandat politique, conseiller CPAS, en 1977. Depuis lors, il n’a plus jamais cessé d’amasser le pouvoir. Cette lente conquête s’est appuyée sur quatre piliers. Tous vacillent aujourd’hui. Mais, jusqu’à présent, ils tiennent bon. Passage en revue.

1. Un (ex-)cabinet de révisorat omniprésent. Michel Daerden n’aurait jamais atteint de tels sommets sans son bureau de réviseurs d’entreprises. Fondé en 1986, son cabinet rafle très vite les contrats. Parmi ses clients : le journal La Wallonie, les mutualités socialistes, des sociétés de logements sociaux, ainsi que de nombreuses intercommunales. C’est un secret de Polichinelle : certaines centrales syndicales, certaines fédérations mutuellistes accordent alors à leurs cadres des indemnités non déclarées. Quelques dirigeants syndicaux sont réputés pour leurs notes de frais excentriques. Robert Gillon, le patron des métallos FGTB, voyage en Concorde. Une autre époque… Comme réviseur, Michel Daerden accède à toute la comptabilité des sociétés dont il s’occupe. Il voit la boîte noire. Il connaît dans leurs moindres détails tous les rouages de la constellation socialiste liégeoise. En ignore-t-il les secrets inavouables ?  » Dans les années 1980, Michel Daerden était le vilain petit canard de la fédération : il arrivait toujours en retard, il n’avait pas de charisme, rapporte un ancien homme fort du PS liégeois. André Cools s’en méfiait. Mais Daerden savait beaucoup de choses et il savait aussi se taire.  »

En 1994, Michel Daerden quitte ses fonctions de gérant du cabinet. En 2001, il revend toutes ses parts à son fils Frédéric (lire l’encadré en page 21).

2. Une stratégie de l’encerclement. Michel Daerden s’est longtemps profilé comme le syndicaliste en chef des petites communes de la périphérie liégeoise. Un à un, il a mis dans sa poche les barons de la banlieue rouge. Une stratégie de l’encerclement visant le PS de Liège-ville, traditionnellement plus critique vis-à-vis du pouvoir. Ainsi, jusqu’en 2006, la garde rapprochée de Michel Daerden se composait en grande partie de bourgmestres de la périphérie : Charles Janssens (Soumagne), Gilbert Van Bouchaute (Flémalle), Patrick Avril (Saint-Nicolas), Jean Namotte (Herstal), Maurice Mottard (Grâce-Hollogne)…

Ce maillage s’est lézardé. Plusieurs baronnies sont tombées à la suite des dernières élections communales. A Flémalle, le vétéran Van Bouchaute a dû céder la maïorat à une  » rénovatrice « , Isabelle Simonis. A Seraing, le nouveau bourgmestre Alain Mathot s’est rapproché de Liège plutôt que d’entretenir un front de la périphérie. Et certains fidèles de Michel Daerden, à l’instar de Patrick Avril, sont désormais dans le collimateur de la justice.

3. Un fonctionnement quasi féodal. Généreux et convivial avec ses alliés, Michel Daerden exige d’eux un soutien sans faille. Tacite, le contrat est clair : je te protège, tu me dois fidélité.  » Avec Michel Daerden, c’est un vrai pacte d’allégeance que les gens nouent « , note un élu socialiste hors clans.

En novembre 2008, lors d’une conférence de presse, Daerden menace :  » Le président du FC Liégeois, Jules Dethier, est désormais persona non grata. On veut bien investir, continuer à nous battre, mais nous voulons avoir un interlocuteur en qui on a confiance. Avec Dethier, la confiance est rompue  » (1). Une déclaration qui sonne comme dans les films de Coppola : le parrain a parlé. Quelques jours plus tard, le conseil d’administration du club vote la démission de son président.

Député fédéral Ecolo et ex-conseiller communal à Herstal, Eric Jadot n’a pas oublié son premier face-à-face avec Michel Daerden, au lendemain des élections communales de 2000. La scène, là encore, est digne d’un bon Quentin Tarantino. Daerden a invité quatre leaders écologistes liégeois pour négocier la répartition des mandats dans les intercommunales. Le rendez-vous est fixé au hall omnisports d’Ans.  » Un peu intrigués, nous attendons à la cafétéria, quand quelqu’un arrive et nous emmène vers les vestiaires, raconte Eric Jadot. Là, on débouche sur un petit salon, avec un bar et une table, où un buffet très copieux a été dressé. Michel Daerden et Guy Mathot arrivent avec 45 minutes de retard. Deux serveuses nous versent du bon vin et nous avons à peine le temps de vider notre verre qu’elles nous resservent à nouveau. Pendant deux heures, Daerden et Mathot font joujou avec nous : on ne comprend pas bien où ils veulent en venir. Quand nous rentrons dans le vif du sujet en posant des questions impertinentes, Daerden nous regarde, goguenard, et nous dit :  » Ah, Ecolo, vous êtes très importants pour la démocratie… « 

4. Une mainmise sur les structures publiques. Les vassaux de l’Ansois ont longtemps eu pour trait commun de collectionner les mandats. A travers eux, le suzerain garantissait son emprise sur une myriade de structures. Mais la vague de la bonne gouvernance, irrésistible, et les décrets votés dans son sillage sont en train de mettre à mal ce système. Michel Daerden doit lâcher du lest. Poussé dans le dos par le Premier ministre Herman Van Rompuy, qui exige des membres de son gouvernement de ne cumuler aucun mandat, il a démissionné, le 31 août, de la présidence du Groupe de redéploiement économique liégeois (GRE). Un organe stratégique, le bras armé du plan Marshall en province de Liège. Bizarrement, le conseil d’administration ne s’était plus réuni depuis… le 18 juin 2008, alors que ses statuts prévoient des réunions tous les trois mois. Sans doute son président préférait-il que les décisions se prennent en cercles restreints, à l’abri des questions impertinentes.

Pourtant, Michel Daerden ne règne pas sans partage. Le PS liégeois n’a plus de n° 1 depuis la mort d’André Cools.  » Le clan Daerden est presque totalement absent de secteurs comme les hôpitaux, les maisons de repos ou l’aide aux handicapés, qui sont pourtant stratégiques pour le PS « , note un ancien chef de cabinet socialiste.

Un humanisme instinctif

 » Idéologiquement, nous n’avons pas la même façon de penser le socialisme « , concède Jean-Claude Marcourt, quand on l’interroge au sujet de Michel Daerden. Le bourgmestre d’Ans est souvent qualifié de  » social-libéral  » par l’aile gauche du PS. Mais c’est justement parce qu’il ne s’encombre pas d’un lourd bagage idéologique que Michel Daerden poursuit depuis si longtemps sa marche. Il considère la politique à la façon d’un comptable : partant du principe que la bataille n’est jamais gagnée d’avance, il déploie un maximum d’énergie pour faire pencher le rapport de force en sa faveur. A Ans, il a ainsi débauché d’importantes figures locales d’Ecolo et du CDH, transférées au PS, avant d’ouvrir sa majorité au MR. Bilan : une opposition neutralisée.

Jamais Michel Daerden ne pèche par excès de confiance. Pour le souper organisé en son honneur, la veille des élections régionales, plus de 900 couverts sont dressés dans le hall omnisports d’Ans. Mais l’ambiance y est sinistre. Quelques heures plus tôt, alors qu’il battait campagne sur le marché de Jemeppe-sur-Meuse, Michel Daerden a appris que Jean-Michel Javaux et Didier Reynders buvaient un verre ensemble dans un café du centre de Liège. La nouvelle a achevé de le déprimer. Les carottes sont cuites, pense-t-il. Quand il monte à la tribune, il prononce ce qui ressemble à un discours d’adieu :  » Lundi, je serai peut-être au chômage… « 

Ce souper électoral révèle en filigrane l’une des forces de la machine Daerden. Car qui y assiste ? Des chefs d’entreprise, des ouvriers, des commerçants, des chômeurs, des hommes, des femmes, des jeunes, des vieux. Bref, un échantillon des nombreuses composantes de la société liégeoise. Michel Daerden va pêcher bien au-delà du vivier traditionnel socialiste. Alors que le PS a mis du temps à s’ouvrir à l’immigration, il possède une longueur d’avance en la matière : son entourage compte depuis longtemps de nombreuses personnes d’origines italienne, turque, marocaine, espagnole… Une attitude qui, cette fois, ne relève pas du calcul, mais d’une sorte d’humanisme instinctif.

Ans métamorphosé

Michel Daerden peut s’estimer fier de sa longévité. Mais à qui profite-t-elle ? Quel est son bilan après vingt années d’occupation ininterrompue du pouvoir ? A Ans, aucun doute : l’empreinte Daerden est bien visible. La Nationale 3 a été somptueusement rénovée. Même les feux rouges sont design. Les deux bandes sont séparées par d’élégantes (mais indispensables ?) rangées de petits pavés. La rue maréchal Foch, qui longe le chemin de fer, est bordée de poubelles tous les 30 mètres et de magnifiques luminaires.  » On se croirait sur la digue… « , constate lui-même Michel Daerden.

Plusieurs témoins rapportent cette anecdote, qui s’est déroulée au parlement wallon sous la précédente législature. Le député Bernard Wesphael (Ecolo) interpelle Michel Daerden sur l’étonnante absence de panneaux anti-bruit sur le territoire de la commune de Liège, le long de l’autoroute à Liège, alors que Herstal et Ans en sont dotés.  » Il a tout compris, Wesphael. Je ne vais quand même pas faire un cadeau à Demeyer « , marmonne le ministre.

Pour Michel Daerden, une époque est de toute façon révolue. De 1992 à 2003, il a eu la mainmise sur la fédération liégeoise du PS : d’abord en la présidant lui-même, puis par l’intermédiaire successif de trois présidents entièrement dévoués à sa cause (Jean Namotte, Michel Dighneef et Jean-Claude Peeters). L’élection de Guy Mathot puis celle de Willy Demeyer ont définitivement changé la donne.

Mais les antagonismes au sein du PS liégeois ne sont pas figés. Les alliances sont à géométrie variable.  » Tout ça est très évolutif, reconnaît Frédéric Daerden. Mon père a voulu, depuis trois ou quatre ans, sortir d’une logique clanique. Cette logique n’existe plus, ni dans sa tête ni dans ses actes.  » Un puissant mandataire socialiste complète :  » Il existe des noyaux durs. Pour le reste, les clans ont explosé et la paix règne. Chacun prend soin de ne pas poser d’actes irrémédiables.  » Malgré les rivalités, tous restent avant tout socialistes et liégeois. Le projet de fusion de câblodistributeurs wallons et bruxellois sous la bannière du groupe Tecteo (dirigé par Stéphane Moreau, bourgmestre d’Ans faisant fonction) en a fourni un bel exemple : dans ce dossier, Jean-Claude Marcourt et Michel Daerden ont défendu les mêmes positions.

Fort de l’énorme légitimité que lui procure son score aux élections régionales, Michel Daerden peut lorgner d’un £il gourmand la prochaine échéance électorale : les législatives de 2011.  » Maintenant, il va arrêter la daerdenmania et jouer le profil du gestionnaire rigoureux, pronostique un ténor socialiste. De plus, au fédéral, il va marquer Didier Reynders à la culotte. Le voilà chargé de deux grandes missions.  » Frédéric Daerden approuve :  » Si papa remplit sa mission comme ministre des Pensions, et je ne doute pas qu’il la remplira, il serait logique que le président lui demande de contribuer à la victoire en 2011, comme tête de liste.  » Alors ? Le déclin de Michel Daerden, annoncé, serait encore reporté. Mais aucun pouvoir n’est éternel.

(1) Source : Le Soir, 6 novembre 2008.

dossier réalisé par François Brabant; F. B.

 » daerden savait beaucoup de choses mais il savait aussi se taire « 

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