© J. M. CASTRO PRIETO/AGENCE VU

Meurtres à Venise

La cité des Doges est un décor prisé du polar. Entre le thriller de Lisa Hilton, les enquêtes de Donna Leon et les intrigues de Thierry Maugenest, visite (sanglante) guidée.

La place Saint-Marc, la basilique, le campanile, le palais des Doges… Immuables. Inchangés aussi les innombrables ponts, l’entrelacs de ruelles et de canaux, les campi en vieilles pierres, les églises séculaires, les promenades le long des Zattere, les palais majestueux, l’eau émeraude de la lagune. Liste (de beautés) non exhaustive.  » Venise est une immense oeuvre d’art à ciel ouvert, un paradis en bordure du monde « , résume Lisa Hilton, attablée à la terrasse du célèbre Caffè Florian. La romancière britannique, qui vit à Londres, y a ses habitudes. Depuis des années, elle sillonne la Sérénissime, en tant qu’historienne d’art.

Cette fois, l’avenante quadra promeut Domina, son nouveau thriller érotique (Robert Laffont), deuxième volet d’une trilogie entamée avec Maestra (Pocket). Revoilà donc son héroïne sulfureuse, cette tête brûlée de Judith Rashleigh qui, sous une fausse identité, a ouvert sa galerie à Venise, dans le Dorsoduro, non loin des entrepôts navals désaffectés. Un dessin du Caravage sert de fil rouge à l’intrigue, où sexe et sang sont toujours de la partie.  » Derrière son décor de carte postale, Venise dissimule un monde de trafics, poursuit Lisa Hilton. C’est le lieu idéal pour marier l’art et le polar, car s’y concentrent le talent, la beauté, le désir et le vice. Après les armes et la drogue, les oeuvres d’art achetées au marché noir constituent le troisième actif du crime organisé italien. Un marché, estimé à 8 milliards d’euros annuels, qui reste efficace pour blanchir l’argent sale.  »

Venise est une scène propice aux crimes discrets dans les venelles sombres du quartier San Polo, aux ambiances mystérieuses quand le dernier rayon du crépuscule glisse sous le Grand Canal, aux brumes angoissantes, l’hiver, lors des inondations provoquées par l’acqua alta, à l’atmosphère oppressante au plus fort de l’été quand la secca (marée basse) transforme la lagune en boue pestilentielle. Un climat particulier qui attire les romanciers depuis toujours (voir l’encadré).  » Dès que l’on s’intéresse à l’histoire de cette ville, on bascule dans le polar « , estime Thierry Maugenest, lui aussi auteur d’une trilogie policière, mais qui se passe au xviiie siècle – La Septième Nuit de Venise, Noire belladone et La Cité des loges (Albin Michel). A la manoeuvre, un tandem, inspiré de personnages ayant réellement existé : Zorzi Baffo, de la Quarantia criminale, auteur de sonnets érotiques prohibés, et son adjoint Carlo Goldoni, futur dramaturge de renom.  » Je me suis intéressé à lui sans arrière-pensées, et j’ai découvert qu’il avait été enquêteur dans les années 1730 pour arrondir ses fins de mois « , explique le romancier, lecteur assidu de mémorialistes. Pour cet ex-traducteur de l’italien, qui a vécu six ans dans le Trentin, à une demi-heure de route de la Sérénissime,  » il n’y a pas plus secret que la mentalité vénitienne, surtout à l’époque des doges. Ils utilisaient un langage codé et avaient des espions dans toutes les cours européennes. Venise était alors un petit Etat indépendant, à défendre par tous les moyens « . L’architecture s’en ressent, avec ses portes dérobées, comme au palais des Doges – c’est par l’une d’elles que Dan Brown permet au professeur Robert Langdon de s’échapper, dans son thriller Inferno.  » Venise est si bien conservée qu’on y retrouve presque à l’identique des édifices très anciens « , pointe Thierry Maugenest, qui en a profité pour situer l’action de son premier polar, Venise.net, (Liana Levi, 2003) à la Scuola Grande di San Rocco, entre les xvie et xxe siècles. Dans ce palais Renaissance en plein coeur de la ville, l’auteur imagine un passage dissimulé qu’empruntait le jeune Le Tintoret. Il s’est révélé authentique, comme le lui a confirmé un gardien après la publication du livre, en vente dans le musée : la porte ouvre sur un escalier conduisant à plusieurs salles remplies d’objets précieux – croix serties de diamants, vaisselle en or massif, tableaux de la Vierge à l’enfant, etc. Un trésor caché qui remonte au xiiie siècle et appartient à une confrérie privée désireuse de ne rien dévoiler.

Vous avez dit culte du secret ? Rien de tel que le carnaval pour l’entretenir.  » Historiquement, il pouvait durer des mois, indique le romancier. La tradition du masque était courante, les gentilshommes le portaient pour aller au jeu ou au bordel. On ne s’offusquait pas du tout de parler avec quelqu’un sans voir son visage.  » Cette culture perdure.  » Elle convient bien à Judith, mon personnage, reconnaît Lisa Hilton. A Venise, elle peut aisément refaire sa vie en dissimulant son passé.  » Non sans donner libre cours à ses penchants d’intrigante…

L’Américaine Donna Leon, 74 ans, en sait quelque chose : sacrée  » reine du polar vénitien « , elle n’a pas son pareil pour montrer l’envers du décor à travers les enquêtes de son commissaire local, le mélancolique Guido Brunetti. Il a conquis des millions de lecteurs dans le monde, depuis son apparition dans Mort à la Fenice, en 1992. Etablie depuis peu en Suisse, la  » dogaresse du crime  » a habité Venise pendant plus de trente ans et y a gardé un pied-à-terre.  » L’intérêt de cette ville pour un auteur de romans policiers, c’est qu’il n’y a pratiquement pas de criminalité, hormis la corruption, confie Donna Leon au Vif/L’Express. A tel point qu’un incident mineur dans la plupart des autres villes – une agression, par exemple – a toutes les chances ici de faire la Une des journaux.  » De quoi laisser le champ libre à nombre de scénarios…  » C’est pourquoi je lis régulièrement la presse locale et j’écoute les potins pendant que je prends mon café au bar. Faute de crimes majeurs, je cherche des motifs d’intrigues dans les récits de petite délinquance. Je connais aussi beaucoup de gens qui me racontent des histoires dans lesquelles ils ont été impliqués, ou dont ils ont entendu parler.  »

La romancière a l’art de jouer sur l’opposition entre la noirceur des agissements et l’esthétique des lieux.  » C’est l’un des effets de surprise que permet le polar car, même inconsciemment, on associe la beauté de Venise à la bonté « . A tort, donc. De Péchés mortels à L’Inconnu du Grand Canal, de La Femme au masque de chair à Brunetti entre les lignes, réédité en poche (Points), le contraste joue à plein. Avec son commissaire, un Vénitien pure souche, familier des entresols humides et des quartiers populaires – tel le Castello, où il a grandi -, au contact de faux dévots comme de vrais mafieux, elle ternit volontiers la splendeur de la Sérénissime. Sans pour autant la considérer comme un personnage à part entière :  » C’est surtout un contexte, un ensemble de traditions et de coutumes. Sa langue, sa nourriture, son climat et sa disposition lui sont propres.  » Autre particularité, tragique celle-là : un taux de suicides parmi les plus élevés du monde, des dizaines de tentatives chaque année. Voir Venise et mourir…  » Par romantisme, des étrangers veulent mettre leur mort en scène ici « , note Thierry Maugenest. Lui-même fait chuter la première victime de Venise.net du haut du Fontego Dei Todeschi.  » C’est la hantise de la mairie, tous les campaniles sont désormais grillagés.  »

Sauver les apparences et ménager les touristes : voilà ce qui exaspère Donna Leon, prompte à dénoncer, par la voix de Guido Brunetti, la corruption des édiles et leur incapacité à s’occuper des résidents. La romancière l’évoque dans la vingt-cinquième enquête de son commissaire, Minuit sur le canal San Boldo, à paraître le 13 septembre prochain (Calmann-Lévy) : la conservation du patrimoine, les problèmes de logement, l’accueil des migrants. Assurément, Venise n’a pas fini de faire couler de l’encre. Noire.

PAR DELPHINE PERAS

 » Il n’y a pas plus secret que la mentalité vénitienne au temps des Doges  »

 » Sa langue, sa nourriture, son climat et sa disposition lui sont propres  »

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