MÉTISSAGE

Mourad le musulman et Gérard le juif, tous deux de Bruxelles, déchiffrent leurs différences au travers d’un exercice de tolérance. Deux documents à voir sur la RTBF

Rien, a priori, n’aurait dû faire se rencontrer Mourad Boucif, 35 ans, et Gérard Preszow, 47 ans, si ce n’est le cinéma. Le premier est issu de la seconde génération de l’immigration marocaine et vit dans une commune, Molenbeek-Saint-Jean, où la jeunesse a le sang vif. En 1995, il réalise, avec Taylan Barman, L’Amour du désespoir, un court-métrage bourré d’énergie, malgré ses moyens dérisoires. Il est primé par le festival Filmer à tout prix (Communauté française) qu’anime alors Gérard Preszow. Celui-ci, fils de migrants juifs polonais, est plutôt un intellectuel de gauche (il a été rédacteur en chef de la revue Rue des usines) et tourne des documentaires. Il est fasciné par cette petite équipe d’amateurs, capable de déplacer des montagnes par la seule force de sa conviction.

Lorsque le duo Boucif-Barman entreprend son premier long-métrage, Au-delà de Gibraltar ( lire en page 72 la critique de Louis Danvers), Preszow est invité à collaborer à l’écriture du scénario. Mieux: il assiste aux sept semaines de tournage, muni de sa petite caméra numérique. Il montre l’envers du décor, et, du coup, Bruxelles sur un plateau(1) est bien plus qu’un simple film sur le film. Car la confiance qu’il inspire lui permet de saisir ces moments de négociation entre les comédiens, presque tous non professionnels et presque tous d’origine maghrébine, et l’équipe qui, par la force des choses, est plus professionnelle et « occidentale ». Transporté dans un cimetière marocain où le jeune frère du héros doit être enterré, un acteur (Jamal, par ailleurs, doué d’un vrai sens comique) cale. Sur papier, la scène a l’air facile. Mais, au Maroc, la présence d’une équipe de tournage dans un tel lieu paraît sacrilège. Il craint de choquer, se rebiffe, doit se laiser convaincre. Discussion, aussi, sur le port d’un calot blanc qui, suggère la régisseuse marocaine, risque de faire passer le père du héros pour un islamiste. A un autre moment, c’est l’acteur principal, le frémissant Mourad Maimuni, qui s’absente du tournage parce qu’il se sent « infecté » par un baiser… cinématographique. Même la défection momentanée de Francine Harts, la policière au grand coeur de Saint-Josse, a un sens. Pas question, explique-t-elle, d’apparaître dans une scène d’émeute qui contredirait son éthique professionnelle de non-violence.

Ainsi, c’est un petit monde bruxellois, truculent et tendre, qui se raconte sur la pellicule-divan du Dr Preszow, dévoilant mieux les enjeux d’ Au-delà de Gribraltar: la qualité des relations humaines dans le monde souvent dur de l’immigration. « Au-delà de cette fiction, explique Gérard Preszow, c’est bien des conditions d’une urbanité possible qu’il est question. Au cours de cette espèce de huis clos, la confrontation de mondes différents révèle les uns aux autres sans qu’il s’agisse de déterminer qui a raison et qui a tort. »

Avec Ma ville de l’autre (2), le jeu du dévoilement s’élargit aux communautés juive et musulmane de Bruxelles. Pour déjouer le mauvais sort des extrémismes qui sévissent des deux côtés, Mourad le musulman et Gérard le juif mettent leurs racines à nu et partent à la découverte de l’autre. Aucun ne se prétend le porte-parole de sa communauté et leur document ne répond à aucun souci journalistique d’objectivité ou d’exhaustivité. Le moment du tournage, en plein milieu du ramadan 2001, n’est pas anodin. Les attentats du 11 septembre 2001 et l’embasement du Proche-Orient ont ravivé les sentiments communautaires des minorités juive et musulmane auxquelles Bruxelles, ville de métissage, offre un espace de rapprochement. Bruxelles, héroïne malgré elle d’un drame qui la dépasse et qu’elle ne voudrait surtout pas transposer dans ses quartiers. Bruxelles, ville de migrants, où certains « anciens » des flux migratoires tendent la main aux nouveaux, suppliant qu’on la saisisse, afin de ne pas laisser le champ libre aux racistes. Car l’inquiétude est là. Une partie de la communauté juive s’affole de la montée des actes antisémites et accuse les médias belges de partialité dans la couverture du conflit israélo-palestinien. L’émission Lieu public (RTBF) du 5 mars dernier a montré à quel point la question est sensible. Les musulmans, eux, se rebiffent contre l’image qui fait d’eux des terroristes en puissance.

Dans Ma ville de l’autre, les apports des deux cinéastes ne sont pas exactement symétriques. Gérard Preszow appartient à une sensibilité juive, minoritaire, totalement fidèle à la mémoire de la Shoah mais sincèrement attentive aux revendications palestiniennes. Au risque d’être mal compris dans les deux camps. « Ça fait mal de se faire traiter de « sale juif » quand on manifeste contre la politique coloniale d’Israël », constate-t-il. Mourad Boucif, lui, exprime son souci de réhabiliter l’islam, un islam d’Europe, moins porté sur les enjeux de politique extérieure que sur un épanouissement paisible de sa spiritualité. Le document montre deux conférenciers qui exercent une grande influence sur les jeunes « réislamisés », Tariq Ramadan et Yacob Mahi, mais qui, eux, ont un agenda politique. Boucif écoute, paralysé, le récit des doléances du rabbin de la synagogue orthodoxe de la rue de la Clinique, à Anderlecht. « Moi, ça ne m’est jamais arrivé » (d’être agressé), sort-il avec difficulté. Une pauvre parole qui risque de choquer si on ne connaît pas la profonde tolérance de l’homme… Même absence apparente d’empathie chez les jeunes Maghrébins d’Anderlecht, qui ne voient dans les incivilités autour de la synagogue que la conséquence d’une différence de classes sociales: « C’est parce qu’ils sont riches que les fidèles sont harcelés, pas parce qu’ils sont juifs. » Les deux amis se promènent l’un chez l’autre, caméra à l’épaule. Mourad assiste à une « nomination » (rituel d’accueil d’un nouveau-né) dans une famille juive et se laisse gentiment entreprendre par une mamie séfarade qui disserte en arabe, sur la langue arabe. Il est filmé dans le décor superbe de la grande mosquée du Cinquantenaire, en conversation avec un ami d’enfance qui est devenu prédicateur, comme on peut avoir (de moins en moins) un curé dans sa famille. Rien que du très familier, que l’on ne dévoile qu’à ses amis. Sur ce point-là, Mourad et Gérard n’ont rien à craindre.

(1) Bruxelles sur un plateau, de Gérard Preszow, à 20 h 40, le 22 mars, sur la Deux (RTBF).

(2) Ma ville de l’autre, par Gérard Preszow et Mourad Boucif, L’Hebdo, à 20 h 10, le 15 mars, sur la Une (RTBF).

Marie-Cécile Royen

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