» Mes projets sont tous soutenus par des riches… parce qu’ils sont novateurs «
A 36 ans, Vincent Callebaut, louviérois devenu parisien, a déjà été sacré » meilleur architecte éco-utopiste » par Time Magazine. Il réalise en ce moment Agora Garden, une tour écologique de 50 000 mètres carrés, à Taipei, qui concrétise ses concepts avant-gardistes réinventant l’urbanisme à l’aune de la crise économique et écologique mondiale. Lilypad, son projet-manifeste présenté au Parlement européen en 2008, lui, se dessine comme une vaste feuille de nénuphar habitable, un écosystème flottant pour accueillir les futurs réfugiés climatiques. Monaco et Singapour en rêvent aujourd’hui pour s’étendre sur la mer. Né avec une conscience écologique, Vincent Callebaut ne pratique pas le catastrophisme d’Al Gore ou de Yann Arthus Bertrand : il préfère agir avec les technologies de pointe qui nous permettraient d’ores et déjà de réduire de 50 % notre empreinte sur l’environnement. Avec sa ferme verticale, il engage une révolution sociologique sans précédent en rapatriant la campagne dans la ville. Une vision urbanistique innovante qui selon lui devient déjà réalité en Asie et au Moyen-Orient. Et le jeune homme d’inviter la vieille Europe à se délester de son cynisme et de son pessimisme narcissique. Pour aimer l’avenir.
Le Vif/L’Express : Qu’est-ce qui vous rend, vous et votre agence Vincent Callebaut Architectures, si confiants dans l’avenir ?
Vincent Callebaut : Nous voulons donner du sens à l’innovation. C’est par la fusion des biotechnologies et des technologies de l’information et de la communication que nous parvenons à réinventer de nouveaux modèles urbanistiques. Chaque bâtiment va devenir intelligent et producteur de sa propre énergie, qu’elle soit électrique, calorifique ou même alimentaire. Bientôt les bâtiments se transformeront en fermes verticales cultivées par leurs habitants. Ensuite, tous ces bâtiments qui sont des systèmes d’énergie décentralisés permettront de vivre en réseau à travers ce qu’on appelle les smart grid, des réseaux de redistribution d’énergie. Ces bâtiments, qui sont un peu plus chers à la construction car ils intègrent le bioclimatisme et les énergies renouvelables, seront vite rentables étant donné qu’ils pourront vendre leur surplus d’énergie à leurs voisins. Une certaine dynamique va s’installer entre les bâtiments dits patrimoniaux et ces bâtiments contemporains. Par anticipation, par prospective, il est important d’imaginer dès aujourd’hui la ville du futur. C’est ce que nous essayons de faire à travers quelques-uns de nos projets-phares qui visent justement des villes densifiées, des villes vertes et des villes hautement connectées.
C’est ce qui se retrouve condensé dans Dragonfly, une tour qui est une sorte de Central Park à la verticale ?
Dans l’urbanisme contemporain, on ne construit plus le jardin, le parc autour du bâtiment. C’est le bâtiment lui-même qui devient un jardin vertical habité. La philosophie, c’est de réfléchir à l’agriculture du futur. En 2050, nous serons 9 milliards sur Terre : les campagnes vont être soumises de plus en plus à une énorme pression agricole. Dragonfly est une véritable ferme qui vient étager à la verticale des champs agricoles, des vergers et des potagers suspendus, cultivés par les habitants de la tour. C’est le concept de base. Ensuite, comme pour la plupart de nos projets, nous essayons de dessiner des bâtiments autosuffisants en énergie. Ici, la proue sud du bâtiment est cambrée à 60 degrés pour être couverte d’un grand bouclier photovoltaïque, alors que dans l’axe des vents dominants est-ouest, on a de grandes alcôves pour accueillir des éoliennes axiales qui permettent d’apporter l’énergie nécessaire. Ensuite, nous suivons les règles du bioclimatisme, c’est-à-dire créer un système de double peau, de double façade, qui permet de générer des coussins d’air chaud en hiver et des coussins d’air frais en été. Cette ventilation naturelle évite le recours systématique à la climatisation mécanique.
C’est une révolution radicale des mentalités par rapport à notre société qui reste aujourd’hui sociologiquement très compartimentée. N’est-ce pas utopique ?
Nous pensons que les gens vont vouloir se réapproprier la terre et vouloir produire leur propre alimentation. C’est déjà le cas avec les community gardens à New York, les carrés potagers moscovites, les jardins ouvriers en France, le succès des AMAP (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne) qui mettent en relation les producteurs d’alimentation biologique et les consommateurs parisiens. C’est le cas des locavores qui invitent les gens à ne se nourrir qu’avec des aliments qui viennent de maximum 200 kilomètres autour d’eux, pour relancer une production locale, manger en fonction des saisons et des cultures. C’est sur cette vague que l’on essaie de poser un jalon qui va un peu plus loin. Le but de ces fermes verticales, c’est aussi d’inventer une nouvelle sociabilité dans nos villes contemporaines, essentiellement liées au milieu tertiaire, aux espaces de bureau. On voudrait donc y rapatrier le milieu primaire et secondaire, c’est-à-dire les personnes qui travaillent de leurs mains pour augmenter la mixité sociale et culturelle. C’est le facteur-clé de la réussite de la densification d’une ville. Et on n’a plus le choix.
Où cette révolution aurait-elle le plus de chance d’éclore ?
En Asie et dans les pays émergents, certains investisseurs veulent faire tout le contraire de la muséification des villes à l’européenne. Ils veulent même sortir la voiture de la ville, qu’on la gare hors ou sous le quartier qui devient un jardin habité. La grande différence aussi, c’est que nous misons sur la densification de la ville à la verticale et non pas à l’horizontale, comme à Bruxelles ou à Paris. On a vendu à la génération de mes parents le rêve de travailler à Bruxelles et d’avoir à la campagne son petit pavillon quatre façades individuel. Pour relier vie privée et professionnelle, on a créé des millions de kilomètres d’autoroutes ! Le fait de construire à la verticale permet de vivre, comme dans le projet Dragonfly, en ayant son bureau au 15e étage, son appartement au 30e, la crèche au 60e et le cinéma dans la base de la tour. Du coup, on limite de façon considérable le recours systématique aux transports. On veut renverser la vapeur en proposant des modes de vie hyperdenses, hypermultifonctionnels et hypermulticulturels.
A part l’une ou l’autre exception, le long du Canal, le rejet de la verticalité reste prégnant à Bruxelles…
La juridiction a trois longueurs de retard sur l’évolution de la société. En Asie, elles vont de concert. Mais jugez qu’en Europe, faire une tour mixte (50 % de logements, 50 % de bureaux) permet déjà, sans recours aux énergies renouvelables ni au bioclimatisme, de diviser par deux la facture énergétique du bâtiment, en récupérant la chaleur émise en journée par l’espace de bureaux. Nous avons des amis qui sont aussi prospectifs que nous en matière juridique, pour faire évoluer les réglementations nationales et internationales.
Dans son plan Climat-Energie, la Commission européenne annonce tout de même que d’ici 2020, on doit augmenter de 20 % les énergies renouvelables, de 20 % la performance énergétique des bâtiments, et réduire de 20 % les gaz à effet de serre…
Nous, nous disons : » Pourquoi pas 50 % ? » Parce que nous avons déjà actuellement toutes les techniques pour le faire. Pourquoi ne pas viser plus loin ? » Il faut toujours viser la lune, car même en cas d’échec, on atterrit dans les étoiles « , pour citer Oscar Wilde.
C’est ce qui justifie aussi l’aspect futuriste de vos études ?
On essaie de travailler avec des images hyperfortes pour frapper l’imaginaire, parce que c’est le langage d’une époque où tout le monde vit un peu dans un village. Où qu’on aille, on comprend les images. Nous essayons de véhiculer nos idées grâce à ça. Et à côté du travail de laborantin, dans mon atelier, nous étudions ce qui se passe dans la recherche fondamentale en chimie, en physique, en écologie. Ensuite, nous avons un deuxième volet : étudier la recherche appliquée en industrie, avec une approche transdisciplinaire.
Ce qui est frappant dans votre travail, c’est le biomimétisme, comme dans Lilypad, cet écosystème flottant en forme de feuille nénuphar…
C’est aussi vrai pour Dragonfly dont les grandes verrières sont inspirées de la plasticité exceptionnelle des ailes de libellules. On essaie de s’inspirer de la nature par deux disciplines existantes, le biomorphisme et la bionique, et une nouvelle, le biomimétisme. Le biomorphisme, c’est s’inspirer des formes du vivant, comme les termitières dont l’air à l’intérieur est ventilé et régulé par une cheminée naturelle. La bionique s’intéresse aux structures du vivant et à l’intelligence des matériaux, comme la plasticité naturelle des ailes de libellule ou la grande étanchéité des feuilles de lotus qui peuvent inspirer des matériaux autonettoyants. En reprenant la superstructure des toiles d’araignée qui peuvent porter jusqu’à mille fois leur poids, on invente des systèmes de façade innovants. Enfin, le biomimétisme, c’est s’inspirer des cycles d’interaction présents dans la nature entre les êtres vivants. C’est ce qui fait qu’une forêt tropicale est un écosystème global, crée sa propre énergie et recycle à l’infini ses propres déchets. Tout se transforme, tout ce recycle. Ce sont ces modèles d’écosystème sur lesquels on veut réfléchir en think tank, avec des scientifiques, pour proposer les plans d’urbanisme de la société postcarbone. Malgré la densification des villes, on pourra ainsi toujours augmenter la qualité de vie de leurs habitants.
Qu’est-ce qui différencie votre Agora Garden, actuellement en construction à Taipei, des projets proposés par Norman Foster et Zaha Hadid, tous deux lauréats du Pritzker Prize, considéré comme » le prix Nobel d’architecture » ?
On a mis toutes nos tripes là-dedans parce que cela pouvait lancer l’agence et valider tout ce que nous avions produit jusque-là. Nous avons proposé une tour plus grande que ce qui était prévu en tirant parti du règlement d’urbanisme et en proposant un bâtiment qui diminue de 50 % sa facture énergétique. C’est comme ça qu’on est arrivé à faire la différence et qu’on a gagné ce projet de tour de 50 000 mètres carrés qui sera livrée en 2016.
N’est-ce pas plus cher à la construction ?
Un bâtiment qui intègre des énergies renouvelables est toujours de 10 à 15 % plus cher. Sauf qu’après dix ans, ce surcoût de départ est complètement remboursé par la baisse de la consommation énergétique.
Aujourd’hui, Lilypad n’est peut-être plus une utopie si l’on en croit l’appel d’offre lancé par Monaco…
C’est le projet fondateur de l’agence, en 2008. En tant qu’architectes, nous nous sommes dit qu’on pouvait aussi avoir un discours géopolitique. N’est-ce pas aux pays occidentaux de payer la facture des dégâts faits aux territoires ultramarins du Pacifique ? Ils seront les premiers à être engloutis par la montée des eaux, comme l’archipel de Kiribati qui a pris Lilypad comme fer de lance. Nous en avons débattu au Parlement européen et à New York. C’est ce qui nous a fait connaître. Ensuite, nous avons été rattrapé par la principauté de Monaco, Hongkong, Singapour : autant de villes riches qui ont besoin de s’étendre sur les eaux. En juillet dernier, la principauté de Monaco a lancé un appel d’offre pour gagner 600 000 mètres carrés sur la mer. On essaie de se mettre en équipe pluridisciplinaire pour répondre à cette problématique. A Singapour, j’ai défendu l’idée de pouvoir lier la construction en mer avec le respect de l’environnement sous-marin.
Vos projets finalement ne s’adressent-ils pas qu’à ceux qui s’en sortiront toujours ?
C’est une critique globale que nous essuyons sur l’ensemble de nos travaux. Et c’est sûr : ils sont tous soutenus par des riches… parce qu’ils sont novateurs. Cette matière grise a un coût. Mais une fois que tout cela sera breveté et maîtrisé, on pourra l’appliquer à plus grande échelle. C’est ce qui s’est passé avec l’informatique… C’est comme avec les smartphones : ils coûtent plus cher qu’un téléphone portable mais tout le monde en a un dans la poche.
Y a-t-il des pistes alternatives de financement qui soient en phase avec la philosophie des écosystèmes flottants ou des fermes verticales que vous proposez ?
Le crowdfunding international. Il faut faire en sorte de proposer des solutions win-win qui fassent gagner aux investisseurs et aux acteurs des villes. Si la moitié de la planète verse un euro, on aura déjà pas mal de milliards en poche. C’est un projet de société et je peux vous dire qu’en Asie, ils ont la niaque pour y répondre. En Europe, il faut arrêter le cynisme et l’individualisme. Et ne pas avoir peur de se tromper. Il faut se désinhiber. Ça me donne une patate d’enfer.
http://vincent.callebaut.org
Propos recueillis par Xavier Flament / Photos : Renaud Callebaut
» Chaque bâtiment va devenir intelligent et producteur de sa propre énergie. Bientôt les bâtiments se transformeront en fermes verticales cultivées par leurs habitants »
» Il faut ne pas avoir peur de se tromper ; il faut se désinhiber «
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