Mémoire vive

Marianne Payot Journaliste

A 83 ans, le réalisateur de Shoah lève le voile sur ses mille vies trépidantes. Sartre, Beauvoir, Les Temps modernes, Israël, les témoins de l’extermination des juifs… jalons d’un parcours exceptionnel sur les chemins d’un siècle.

Plus de 500 pages serrées et pas une seconde d’ennui ! Plus qu’un tour de force, un tour de magie que ces Mémoires d’un demi-siècle de fureur, de larmes et d’espoirs livrés par l’un des plus précieux témoins de notre temps, Claude Lanzmann. L’on suit, subjugués, ligne après ligne, dans un subtil maelström temporel, le récit de ses tribulations à travers le monde, de ses conquêtes féminines, de ses rencontres intellectuelles ou encore de la gestation de ses £uvres – Pourquoi Israël, Shoahà Même les souvenirs de la Résistance – souvent aussi rasoirs que les exploits d’un golfeur ou d’un bridgeur – et la minutieuse narration de son baptême de l’air en F 16 enchantent.  » Je ne sais pas ce que c’est que vieillir  » : voilà peut-être la clé de cette longue déclaration d’amour à la vie d’un jeune homme de 83 ans qui faillit la perdre mille fois – au choix, sous les balles d’un officier allemand, dans les eaux tumultueuses de la Méditerranée, sur les cimes enneigées, dans une 4 CVà – et qui en vécut mille. Aussi trépidantes que son style, alerte, précis, vif, malicieux. Le Lièvre de Patagonie (référence au petit animal,  » bondissant d’une joie sauvage « ), véritable exercice de haute voltige, fort justement applaudi par une presse unanime (ce qui devrait complaire à l’auteur, prompt au contentement de soi), laisse pantelant. Songeur. Sous le charme. Bref aperçu en six séquences de l’univers lanzmannien.

Une famille décomposée

Rien n’est banal, bien sûr, chez les Lanzmann. Point de départ : un mariage arrangé entre Paulette Grobermann et Armand Lanzmann par leur parentèle respective,  » bric-à-brac  » juif d’Europe de l’Est, qui se conclut par une séparation après des années de stridents conflits. Paulette délaisse la maison de Vaucresson et ses trois jeunes enfants – Claude, Jacques, le futur parolier écrivain baroudeur, et Evelyne – pour filer le parfait amour avec le poète Monny de Boully, ami de Max Jacob, Paul Eluard, Francis Pongeà Armand, son  » impardonnable sodomite  » de mari – il avait tenté l’impensable lors de leur nuit de noces -, se console auprès d’Hélène, plantureuse Normande, et part soigner ses poumons en famille, vers Brioude, en Auvergne. Mais c’est Paulette, avec  » son bégaiement terrible, son énorme nez, spectaculairement juif, et ses beaux grands yeux « , qui fournit les pages les plus colorées du tableau familial – dont une inénarrable scène d’achat de brodequins aux  » Chaussures André « , durant laquelle Claude, qui a honte de sa mère, se  » conduit en véritable antisémite « . Les pages douloureuses, elles, sont réservées à Evelyne, actrice de talent au corps de pin-up et aux multiples amants -Deleuze, Rezvani, Sartre, Claude Roy… – qui se donne la mort à 36 ans, le 18 novembre 1966.

Résistant le père contre le Parti

La famille réfugiée à Brioude, sous-préfecture de Haute-Loire, le jeune Claude se retrouve au collège Lafayette, puis interne au lycée Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand. C’est avec ses compagnons lycéens – il en enrôle près de 200 – que, membre des Jeunesses communistes, il mène la résistance. Mort de peur, il réceptionne des valises d’armes à la gare de Clermont, mais se dit incapable, en cas d’échec, de se résoudre  » au sacrifice suprême  » –  » La question du courage et de la lâcheté […] est le fil rouge de ma vie « , écrit-il. Lorsque, en février 1944, il avoue à son père, lui-même actif combattant des Mouvements unis de la Résistance (MUR), son engagement, décision est prise de regrouper toutes les forces pour la montée au maquis. Stupeur : un jour, le Parti lui demande de trahir les MUR, donc son père. Il choisit la loyauté filiale, est condamné à mort par le PCF -ce qui ne l’empêchera pas de croire, longtemps, en l’utopie communiste,  » garante de l’émancipation humaine « .

Des femmes et un Castor

 » Je n’aime pas séduire « , confesse Lanzmann. A défaut de roucoulades, il préfère aller droit à la  » chose même « , comme sa longue vie amoureuse l’atteste. L’éveil des sens se déroule derrière un trou de serrure à 14,5 ans, avec le corps dénudé d’une certaine Mlle Bordelet. Puis c’est à Paris, dans sa petite chambre de bonne, qu’il emballe Elise, grande bourgeoise haïssant son mari. Il y a ensuite, au gré des pérégrinations du jeune intellectuel journaliste et auteur (il sera même le nègre d’un Cousteau plus que cuistre), une sculpturale brune dans un bordel de luxe de Montparnasse ; la comtesse von B., putain berlinoise à l’altière beauté ; l’actrice Judith Magre, alors au cours Simon, qui devient sa première épouse en 1963, dix-sept ans après leur rencontre ; Dahlia, une jeune kibboutznik ; l’énigmatique Kim, infirmière à Pyongyang, dont il s’éprend après un seul baiser ; ou encore Angelika Schrobsdorff, écrivaine berlinoise de mère juive et de père aryen, installée à Jérusalem, avec qui il convole en 1974. Sans oublier, bien sûr, l’auteure du Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir, de 17 ans son aînée, dont il admire  » le voile de sa voix, ses yeux bleus, la pureté de son visage et plus encore celle de ses narines « . Elle sera sa compagne durant sept ans, puis son amie indestructible jusqu’à sa mort, en 1986.

Dans le giron De sartre

La guerre terminée, Claude dévore Réflexions sur la question juive. Une lecture apaisante pour le jeune Lanzmann, élevé hors de toute religion, qui se  » retrouve dans le portrait de l’inauthenticité juive « . En 1952, il fait la connaissance de Jean-Paul Sartre, l’auteur de cet essai libérateur, dont son grand ami de khâgne, Jean Cau, est désormais le secrétaire.  » Sartre, c’était vraiment l’intelligence en acte et au travail, la générosité enracinéeà  » : Claude, invité à participer aux réunions de la prestigieuse revue des Temps modernes, ne sortira pas avant longtemps du giron sartrien. D’autant qu’il devient dans la foulée, avec la bénédiction du maître, l’amant attitré de Simone. Un attelage extraordinaire et ordonné – le Castor partage équitablement ses soirées – source, notamment, de voyages épiques, infernaux ou palpitants (la rencontre avec Frantz Fanon), à deux ou à trois, dans bien des pays. Admiratif sans être flagorneur ni dévot, Lanzmann prend ses distances à partir de 1968 et des années Mao du philosophe, ne supportant pas de le voir vendre à la criée La Cause du peupleà

IsraËL UNE RENCONTRE DÉCISIVE

Il y a d’abord le choc du premier séjour, effectué en 1952 à des fins de reportage (Lanzmann publie dans France-Soir, Elle, Le Monde, L’Express, etc., de multiples et audacieuses enquêtes sur l’Allemagne derrière le Rideau de fer, le FLN, le dalaï-lamaà). Ebranlé par sa rencontre avec Israël, Lanzmann se découvre  » irréductiblement français et français de hasard, pas du tout  » de « souche » « , tout en ne cessant de s’interroger sur la nature de cet Etat juif et sa corrélation avec le génocide de la Seconde Guerre mondiale. Dès lors, il s’intéresse au conflit israélo-arabe, auquel il consacre un numéro spécial de 1 000 pages des Temps modernes – qui paraît le 5 juin 1967, soit aux premières heures de la guerre des Six Jours ! – puis il tourne un film, Pourquoi Israël – diffusé en octobre 1973, en pleine guerre du Kippour -et, enfin, en 1994, un autre sur Tsahal, cette  » armée pas comme les autres « .

Shoah la mort à l’£uvre

Le point d’orgue de l’£uvre lanzmanienne et le dernier – et passionnant – chapitre de ses Mémoires. C’est l’un de ses amis, nous apprend Lanzmann, qui, après la projection de son documentaire sur Israël, lui suggère de concevoir  » non pas un film sur la Shoah, mais un film qui soit la Shoah « .  » Le sujet de mon film serait la mort même, la mort et non pas la survie « , poursuit-il, se fixant dès lors pour défi de ne pas utiliser d’images d’archives et de remplacer les documents inexistants sur les chambres à gaz par des entretiens avec les  » témoins  » les plus proches de la solution finale. Soit les protagonistes juifs (membres des Sonderkommandos, prisonniers de longue durée) ayant £uvré dans l’antichambre de la mort, plus  » revenants  » que  » survivants « , les Polonais ayant travaillé pour les nazis et les tueurs eux-mêmes, qu’il espère bien confesser à visage découvert. Une extraordinaire enquête criminelle débute, qui le mène des Etats-Unis en Allemagne, d’Israël en Pologne. A New York, il recherche Abraham Bomba, coiffeur de Treblinka – magnifique orateur dont les larmes impressionnent la pellicule ; à Tel-Aviv, il retrouve Michael Podchlebnik, évadé de Chelmno ; à Treblinka, il écoute le chauffeur de locomotive Henrik Gawkowski,  » accablé de remords « à En Allemagne, il tente d’approcher Perry Broad, superviseur des sélections sur la rampe de Birkenau, Heinz Schubert, le responsable de l’immense tuerie de Simferopol, en Crimée, ou encore Stier, le  » pur bureaucrate « . Lanzmann planque durant des heures, utilise bientôt une caméra cachée (la  » paluche « ) pour  » tromper les trompeurs « , risque sa vie. Après douze ans de traque, de tournage et de montage, les neuf heures trente de  » la Chose  » (comme il a longtemps baptisé son film) sont projetées en avril 1985. Dès le lendemain de la première, le Castor donne le ton, à la Une du Monde, en qualifiant Shoah d' » authentique chef-d’£uvre « . La suite appartient déjà à l’Histoire.

Le Lièvre de Patagonie, par Claude Lanzmann. Gallimard, 558 p.

Marianne Payot

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