Mélodies suspendues en territoire grec

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Avec Dust of Time, Eleni Karaindrou propose, une nouvelle fois, l’une des plus belles musiques du monde, de la trempe des sonorités infinies…

Des bordées d’accordéon mélancolique sont montées de la rue. De son balcon, Eleni envoie un généreux billet vers le tzigane bluffé. Déclaration d’amour pour toutes les musiques de c£ur, Eleni sait très bien que la sienne s’imprègne autant de l’histoire des Balkans que d’une recherche formelle conforme à son label, le très contemporain ECM.

Le nouvel album, Dust of Time, joue à nouveau de la combinaison unique d’orchestrations rigoureuses au service de  » mélodies suspendues « … Imitant le violon ou le piano qui ne veulent pas conclure, la main d’Eleni reste en l’air. Elle sourit. Il y a cet épanouissement-là aussi dans ses disques. Un sens de l’épure, un lyrisme insulaire aux sonorités claires qui se fondent dans une musique voyageuse. Généralement, l’économie de moyens domine le son, parfois, l’orchestration – sublime – nous emporte dans son mouvement ( Dance Theme). Dust of Time raconte une histoire et pas seulement celle du film de Theo Angelopoulos dont il est aussi la BO.  » Il n’y a que deux morceaux que Theo a utilisés dans le film, le neuvième et le quinzième titres, alors que j’ai composé cent minutes de musique.  »

Ce qui se passe derrière les mots

Avec Angelopoulos, cinéaste naviguant entre fulgurances esthético-politiques ( Le Regard d’Ulysse) et £uvres plus hermétiques (traduisez : plus chiantes), la complicité dure depuis plus de trente ans.  » Généralement, Theo débarque ici et me raconte le scénario pendant plusieurs heures « , sourit-elle, tout en précisant que cette collaboration-là ou avec d’autres metteurs en scène n’en fait pas pour autant une  » compositrice pour le cinéma ou le théâtre « . Ses musiques ont trop d’orgueil pour être illustratives : Eleni s’inspire de ce qui se passe derrière les mots . Spirituelle au sens que Dieu est plutôt en nous qu’en gardien barbu suprême extérieur.

Aux somptuosités naturelles de ses musiques, Eleni inclut son propre trajet de  » gosse née pendant la (Seconde) Guerre mondiale dans un village de montagne, souffrant de voir son pays soumis à la guerre civile (1) et déménageant du monde rural à Athènes à l’âge de 5 ans « . Elle n’a jamais oublié les chants oraux transmis par les villageois ni le caractère extraordinairement hétéroclite des musiques de son pays. Dans la Grèce actuelle soumise aux convulsions sociales – trop de corruption, pas assez de justice – elle s’imprègne aussi des nouveaux arrivants de l’histoire :  » Le violoniste de Dust of Time ainsi que sa femme harpiste sont roumains, on s’est battu pour leur permettre de rester. Ils ont fini par obtenir la nationalité grecque.  » Il y a un peu plus de quarante ans, Eleni s’enfuyait de la Grèce des colonels et passait quatre années à Paris, réfugiée et étudiante en musique. Il y a des leçons que la vie ne désapprend jamais.  » La différence avec aujourd’hui, c’est que ma génération pouvait avoir des rêves.  » Clairement, Dust of Time fait partie de ces rêves-là, même s’ils sont éveillés.

CD Dust of Time, chez ECM/Universal.

(1) Elle s’imbrique dans la Seconde Guerre mondiale et dure de 1942 à 1949.

Philippe Cornet

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