Mauvais départs

Chaque semaine, pendant l’été, un écrivain raconte son périple le plus terrible. A moins qu’ils ne soient tous voués à l’échec. A une exception près…

Je suis un expert des voyages avortés. Avec plus ou moins de bonheur ou, si l’on veut, de déconvenues, j’ai raté la plupart de mes expéditions. Prenons mon dernier voyage, la Crète. J’avais choisi le moment idéal, octobre, où le soleil est doux, la mer encore tiède, les plages dépeuplées. L’Europe est retournée au travail. C’est un plaisir trouble de s’adonner au farniente quand tout le monde trime.

Comme d’habitude, je m’étais bien préparé, trop bien préparé. Que faire ? Partir à l’aventure, sans connaissance livresque, rien dans les poches. Ou bien tout quadriller à l’avance et prendre la route avec un pesant équipement de guides et d’ouvrages. J’hésite à chaque fois en choisissant toujours la seconde option. Sans doute le bon sens exigerait-il une voie intermédiaire, l’improvisation calculée. Mais une telle méthode ne produit que des ratages passables ou des échecs modérés. Sur la civilisation minoenne, l’histoire du labyrinthe et du fil d’Ariane, j’avais presque tout lu. Le voyage en Crète, où est né Zeus, le père des dieux, n’est pas une mince affaire. C’est une expérience que tout Occidental moyennement alphabétisé doit tenter une fois dans sa vie. Notre aventure n’a-t-elle pas commencé sur les rivages de cette île où, à l’âge du bronze, est née la première civilisation avancée de l’Europe. Sans la Crète, intermédiaire entre l’Egypte des pharaons et le monde mésopotamien, pas de miracle grec !

Toutes ces belles théories n’ont guère résisté à l’épreuve du voyage. Les plages et les sites archéologiques étaient vides mais le béton, omniprésent, lui, n’était pas parti avec les touristes. Cette île, principalement la côte nord, est ceinturée par des constructions anarchiques qui l’ont défigurée. Avec ingéniosité, les Crétois sont parvenus à désenchanter  » la terre belle et fertile au milieu des flots  » célébrée par Homère, où nos grands mythes sont nés. Même le palais de Cnossos, centre de la puissance minoenne deux mille ans avant Jésus-Christ, offre avec ses colonnes et ses chambres reconstituées au siècle dernier un air hollywoodien du plus mauvais goût.

Les amoureux de la Crète diront que j’exagère : l’âme de l’île est encore présente dans les villages de montagne et certains coins perdus de la côte sud où j’ai finalement trouvé refuge. Et le fameux régime crétois ? On se lasse vite des tomates, des concombres arrosés d’huile d’olive à tous les repas. On cultive la vigne depuis trois mille cinq cents ans. Je plaçais beaucoup d’espoir dans le vin, hélas de la piquette, alors que toutes les conditions sont réunies pour élaborer des crus de qualité.

J’ai bien conscience d’être injuste. Les Crétois ne méritent pas une telle malveillance. Après tout, pour les rivages bétonnés, c’est nous qui, avec la Côte d’Azur, avons été les premiers à donner l’exemple en Europe. La Crète n’est pas en cause. Le coupable, c’est moi. Je crois beaucoup à la frustration dans l’art de voyager. L’être humain, animal du désir, toujours à la recherche d’un objet supposé perdu, ne peut être que déçu dans son attente.  » Tout ce qui est atteint est détruit « , affirmait Montherlant. L’art de voyager repose en grande partie sur la déception, l’échec et la crainte inavouée d’atteindre le but. A l’assouvissement de ses désirs, le voyageur préférera toujours le manque, la part insaisissable qu’il pourra combler à sa guise. Le touriste, qui se contente de ce qu’il voit, ne connaît pas la frustration.

Dans une courte nouvelle, longtemps inédite, qui se déroule à Naples, intitulée Dépaysement, Sartre a bien décrit la supercherie du voyage avec ces pays et ces villes  » qui s’effritent dès qu’on y entre « . Dans les rues, le héros se convainc :  » Est-ce que je suis à Naples ? Naples, est-ce que ça existe ?  » Mais il a beau faire, rien ne se passe, il n’attrape que des faits minuscules,  » des confettis « . Le voyage n’existe pas. Heureusement, le personnage va racheter cette duperie en la racontant.

Je suis parti aux îles Kerguelen pour atteindre son arche, monument naturel aussi imposant que l’Arc de triomphe. Cette arche mythique n’existait plus. La tempête l’avait détruite. Je suis aussi revenu insatisfait de Sainte-Hélène, l’île de l’Atlantique Sud, où est mort Napoléon. Cette insatisfaction m’a conduit à raconter mon odyssée. Si je n’étais pas revenu bredouille d’une pérégrination dans les pays Baltes, je n’aurais jamais sans doute trouvé matière à écrire un livre.

Raconter un voyage raté permet de retourner la situation, de convertir une défaite sinon en victoire, du moins en une issue moins malheureuse. Le premier voyage connu, celui d’Ulysse, n’est-il pas une suite d’épreuves et de haltes calamiteuses ? Le fiasco est le domaine des exigences sans limites, comme en témoigne Don Quichotte. Ce n’est pas un hasard si le premier roman moderne raconte un voyage perpétuellement compromis, dont le héros refuse de voir en face la triste réalité. Loin de s’avouer vaincu, il transpose cette déconfiture dans un monde imaginaire et y trouve d’ailleurs parfaitement son compte.

De tous ces voyages qui se terminent en eau de boudin, on s’étonnera de ne pas voir figurer celui qui a tourné le plus mal : mon enlèvement au Liban par le Hezbollah et la détention de trois années qui s’est ensuivie. En termes d’échec, on ne saurait guère faire pire. Mais ce voyage d’ordre professionnel était un vrai ratage, un de ces fiascos tragiques, absolus, dont on ne se vante pas.

Une seule destination, Venise, ne m’a jamais déçu. On ne manque pas de trouver tous les défauts à la Sérénissime : ville musée, mortifère, tuée par le tourisme, etc. Il n’empêche. Envers et contre tout, elle continue pour moi à correspondre exactement à la Venise rêvée de mes lectures, la seule Venise qui vaille. J’essaie de m’y rendre une ou deux fois par an. Pour vérifier qu’elle est toujours là, conforme à mon imagination, immobile et pourtant si vivante. J’ai l’impression d’être ici chez moi.

Je serais incapable d’écrire sur une telle ville qui ne sait pas décevoir.

J.-P. K.

« raconter un voyage raté permet de retourner la situation »

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