Matthieu Pigasse  » Je trouve normal qu’un journal s’engage « 

Il revendique sans complexes son identité multiple. Il est ce  » banquier que l’on s’arrache « , comme le titrait Le Monde dès 2006. Ce fou de musique punk, incapable de passer une journée sans écouter son groupe fétiche, les Clash. Cet homme public, proche du directeur de Fonds monétaire international Dominique Strauss-Kahn, qui se verrait bien en éclaireur de la gauche moderne. Ce spécialiste des finances publiques, encore, qui conseille le gouvernement grec, englué dans la crise. Ce boulimique de médias, enfin, passé de l’autre côté du miroir depuis qu’il a racheté l’hebdomadaire Les Inrockuptibles, puis, aux côtés de Pierre Bergé et Xavier Niel, le groupe Le Monde. Pour Le Vif/L’Express, il évoque ses différentes vies, et les ponts qui les relient.

Vous avez racheté, l’année dernière, l’hebdomadaire culturel Les Inrockuptibles, et vous êtes en train de conclure le rachat du Monde. Qu’est-ce qui vous pousse à investir dans le secteur de la presse ?

La raison principale n’est pas d’ordre financier. Quand j’ai dit à Bruce Wasserstein, président de Lazard et propriétaire du New York Magazine, décédé il y a un an, que je souhaitais acheter Les Inrocks, il m’a dit :  » Ne compte pas gagner de l’argent. Veille au moins à ne pas en perdre.  » Ce n’est pas non plus un objectif partisan qui m’anime : il ne s’agit pas de faire campagne pour tel ou tel, comme je l’ai lu parfois. Pour moi, il s’agit d’abord d’un engagement public : une manière de contribuer à favoriser et à stimuler les débats, quels qu’ils soient. Prenons le premier numéro de la nouvelle formule des Inrocks, avec la Une sur Lula : nous présentons à un public qui n’a pas forcément un accès immédiat au Brésil qui est cet homme et ce qu’il a fait. Nous racontons aussi une histoire importante, qui est celle d’une gauche qui a réussi. Je suis fier d’y participer.

Beaucoup craignent pour l’indépendance de la presse en France, compte tenu de la forte concentration du secteur et des tentations d’instrumentalisation politique, à un an et demi de l’élection présidentielle. Est-ce votre cas ?

S’agissant de la concentration, il y a des règles et une autorité de la concurrence qui doit faire son travail. Je pense que le principal problème de la presse française est en réalité d’ordre économique. Le secteur est fragile, du fait d’une diffusion plutôt faible et de coûts élevés. Je trouve par ailleurs normal et légitime qu’un journal prenne parti, s’engage sur les affaires du monde. Ce qui est gênant, c’est quand la liberté d’expression n’est pas défendue au mieux, quand les différentes opinions ne peuvent pas s’exprimer, quand la pluralité et la diversité ne sont pas assurées. C’est précisément pour renforcer cette liberté-là que je me suis engagé dans la presse.

Comment expliquez-vous que votre projet ait été préféré par les journalistes du Monde à celui du trio Perdriel-Orange-Prisa ?

Il est évident que des interférences politiques, bien involontairement, ont pu jouer en défaveur de nos concurrents. Je crois cependant que le corps social du journal a été convaincu par notre projet, ainsi que par les engagements précis et forts que nous avons pris pour garantir l’indépendance du titre. Nous avons établi un code éditorial garantissant cette indépendance. Nous avons rendu la minorité de blocage aux personnels du Monde, notamment à la Société des rédacteurs, dans le cadre d’un pôle d’indépendance, alors qu’elle l’aurait sinon naturellement perdue, par effet de dilution capitalistique. Nous avons mis en place un comité d’éthique et de déontologie, présidé par un représentant du pôle d’indépendance, qui aura à s’exprimer dès lors qu’apparaîtrait une question de cette nature. Je crois aussi que nous avons convaincu que nous avions, Pierre Bergé, Xavier Niel et moi, une vision commune en matière industrielle. Enfin, nous avons tous les trois des sensibilités, des cultures et des parcours différents, ce qui permet d’assurer un équilibre et de faire jouer des complémentarités entre nous. Je vous donne un exemple : dans une interview donnée à VSD cet été, Pierre Bergé disait que Dominique Strauss-Kahn n’était pas socialiste. Moi, je pense le contraire. Mais je trouve cette diversité intéressante.

Vous n’interviendrez donc pas sur la ligne éditoriale du journalà

Non. Si nous avons investi dans Le Monde, c’est parce que l’on a considéré que ce journal est une institution, une référence, un bien commun, dont la valeur provient justement, en grande partie, de son indépendance.

Vous avez tout de même une idée de la manière dont vous souhaitez que le journal évolueà

Bien sûr ! Mais les options stratégiques seront arrêtées, partagées et présentées d’ici à fin novembre d’abord, et, comme nous l’avons toujours fait, à l’ensemble des salariés du groupe Le Monde. Toutefois je peux déjà vous confirmer notre objectif : conforter Le Monde dans le rôle qui est le sien, c’est-à-dire celui d’un journal de référence. Sur le contenu, il peut paraître opportun, par exemple, de renforcer l’investigation et l’économie. L’économie, car c’est évidemment un domaine plus que jamais crucial aujourd’hui. L’investigation, tout simplement parce que Le Monde est un journal quotidien, qui doit donc sortir de l’information. Nous souhaitons aussi proposer une véritable offre du week-end, à l’image de ce qui se fait dans beaucoup de pays, mais encore peu en France, hormis par Le Figaro et Le Journal du dimanche. Cela signifie, en plus du quotidien, un hebdomadaire d’actualité avec une offre riche en images et en photos. Ensuite, une série de suppléments thématiques, qui pourront aller de la culture à la finance, en passant par les nouvelles technologies ou encore l’immobilier. Enfin, nous voulons mieux articuler Le Monde et LeMonde.fr.

Envisagez-vous des recrutements ?

Oui, indépendamment de la clause de cession, qui devrait être ouverte autour de la mi-novembre.

Vous voilà patron de presse. Mais vous êtes également le directeur général de Lazard France et un homme public, réputé proche de Dominique Strauss-Kahn, qui prend régulièrement part aux débats de sociétéà Pensez-vous devoir, un jour, abandonner une de ces casquettes ?

Non. Je crois que la richesse d’un individu, c’est sa diversité, y compris ses paradoxes ou ses contradictions. J’ai une détestation des cases, des rangements tout faits, des étiquettes. Je suis banquier, je l’assume et j’aime ce que je fais. Je suis aussi dans la presse pour les raisons que j’ai évoquées. L’un et l’autre se nourrissent d’une certaine façon.

Parmi vos multiples activités, vous avez aussi écrit un livre sur la crise, un sujet que vous connaissez bien. Aujourd’hui, où en est-on sur le front de l’économie ?

Avec Gilles Finchelstein, nous avions écrit, dès janvier 2009, que la crise allait évoluer un peu comme un gène mutant. De fait, nous sommes passés d’une crise essentiellement américaine, et de la dette privée, à une crise en grande partie européenne, et de la dette publique. La dépense publique a été une réponse légitime aux difficultés du secteur privé et à la chute de la croissance. Mais la conséquence est un surendettement chronique des Etats, qui touche l’Europe comme les Etats-Unis. Et je crois qu’en Europe on est en train de faire une erreur lourde, avec des plans d’austérité budgétaire qui arrivent beaucoup trop tôt. Ne vous méprenez pas : je comprends l’objectif, mais je ne partage pas le timing. Je crains qu’en choisissant l’austérité de manière prématurée on ne stoppe le dernier moteur de la croissance, qui est la consommation. On risque de le payer par une croissance molle ou nulle pendant plusieurs années. Et ce, pour répondre aux exigences des marchés financiers et des agences de notation, qui sont eux-mêmes en partie à l’origine de la crise. C’est la preuve, malheureusement, qu’on n’a pas tiré toutes les leçons.

Comment en sortir ?

Une des grandes leçons de la crise, c’est que l’Occident n’est plus la zone de croissance et de prospérité du monde. Les régions en fort développement se situent en Asie, en Amérique latine et, demain, en Afrique. Les années 2007-2008 constituent en réalité le véritable basculement dans le xxie siècle. Pour l’Europe, cela signifie que nous entrons dans une des périodes historiques les plus cruciales depuis des décennies. Nous sommes à la croisée des chemins : soit nous progressons dans l’intégration budgétaire européenne et, donc, dans l’intégration économique et, donc, dans l’intégration politique, soit nous nous replions sur nous-mêmes, et alors l’Europe court un très grand risque d’explosion et de marginalisation. C’est maintenant ou jamais qu’il faut s’unir : il faut mettre en place un fédéralisme budgétaire, accepter de dire que les pays européens riches doivent payer pour les pays européens pauvres et qu’en faisant cela ils se sauvent eux-mêmes. C’est maintenant que se joue notre histoire, économique mais aussi politique. Maintenant ou jamais.

La politique ne se résume pas à l’action militante ou partisane. La politique est partout à partir du moment où l’on entre dans la sphère publique. Conseiller des Etats attaqués par des hedge funds, comme je l’ai fait dans le cadre de mon activité de banquier, c’est un acte politique. Investir dans la presse aussi. Ecrire un livre, comme celui que j’ai fait avec Gilles Finchelstein, pour dire un certain nombre de choses qui nous semblaient importantes, c’est aussi un acte politique. Nous réfléchissons d’ailleurs ensemble à un autre livre.

A propos de la gauche française, justement, quel serait selon vous le meilleur candidat pour 2012 ?

La question des personnalités, en réalité, ne m’intéresse pas trop. Je ne crois pas que ce soit le c£ur du sujet. Et ce n’est pas une manière d’éluder la question : je pense vraiment que le point crucial est de savoir comment assumer et faire vivre l’héritage de la social-démocratie. La crise a donné raison aux sociaux-démocrates, elle a montré qu’il y a un besoin de régulation et de redistribution, mais les sociaux-démocrates ne parviennent pas à l’assumer et à le revendiquer. La grande différence entre la droite et la gauche, c’est la notion d’inégalité. La droite considère les inégalités comme un phénomène naturel ; la gauche, comme un phénomène social. Il est possible de  » dénaturaliser  » les inégalités. Et, pour moi, la meilleure façon d’assurer la redistribution et l’égalité entre les individus consiste à favoriser le risque contre la rente, à donner à chacun la possibilité de changer sa vie. C’est cela la gauche : donner à chacun sa chance.

Quel bilan faites-vous de la présidence de Nicolas Sarkozy ?

Je crois qu’il est encore trop tôt pour le faire. Il a été confronté à une crise sans précédent. Il y a eu de bonnes choses, comme le plan de sauvetage des banques de l’automne 2008, en tant que président de l’Union européenne. J’étais avec la technocratie financière, la veille, à l’assemblée générale du FMI. J’ai vu la technostructure plaider contre ce qu’il a annoncé le lendemain. Il l’a imposé. Mais son bilan devra être tiré dans deux ans. Je regrette tout de même que ce qui a été fait ne soit pas exactement ce qui a été dit, et que cela n’ait pas toujours été fait dans un souci d’efficacité économique et de justice sociale. Prenez le bouclier fiscal : dans une période de crise grave, où on demande un effort à tous, je trouve que c’est une injustice absolue que seuls les plus riches et les plus favorisés y échappent.

Propos recueillis par benjamin masse-stamberger photos : sandrine roudeix pour le vif/l’express

 » J’ai une détestation des cases, des rangements tout faits, des étiquettes « 

 » on doit donner à chacun la possibilité de changer sa vie. C’est cela la gauche : donner à chacun sa chance « 

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