Mandelstam l’insoumis

Le  » plus grand poète russe du XXe siècle « , selon Brodsky, paya de sa vie son génie visionnaire. Sa biographie est enfin traduite. Un événement.

Staline ? Un  » corrupteur des âmes, l’équarrisseur des paysans « , qui  » rit dans sa moustache de gros cafard « à Il fallait être fou pour imaginer de tels vers du vivant du tyran ! Fou, ou poète. Ossip Mandelstam (1891-1938) n’entrait en rien dans les canons de l’écrivain soviétique officiel. Son origine juive, ses thèmes universels, son individualisme, ses références à Dante et aux Grecs, ses réflexions métaphysiques ne collaient pas avec les diktats du réalisme socialiste, qui imposaient aux artistes d’être compagnons de route ou de se taire. Sa conscience avait poussé Mandelstam à imaginer ce poème sur Staline, à l’automne 1933. Il l’avait composé de tête et récité à des proches. Mais les mouchards n’étaient jamais loin. Son arrestation eut lieu dans la nuit du 16 au 17 mai 1934. On ne connaît toujours pas le nom du traître. En revanche, on sait que Staline n’a pas eu connaissance du  » document terroriste « . Personne n’aurait osé exposer à sa vindicte un tel brûlot, observe l’écrivain Ralph Dutli dans son exemplaire biographie de l’écrivain martyr, enfin traduite. Son éditeur français ? Le Bruit du temps, naturellement, une maison qui a pris pour enseigne le titre du livre le plus autobiographique de Mandelstam.

Condamné à trois ans de relégation dans l’Oural, le poète trouva la ressource d’écrire ses plus beaux textes (les magiques Cahiers de Voronej). Mais il fut arrêté une seconde fois, en 1938, pour  » agitation et propagande antisoviétiques  » et déporté au Goulag. Cardiaque, souffrant d’une grave insuffisance respiratoire, il mourut dans un camp de transit en Sibérie, dans des conditions sordides. Une fois son corps jeté dans une fosse commune, sa veuve, Nadejda (Espérance), tenta de sauver l’£uvre. Ou ce qu’il en restait. Les livres étaient interdits depuis longtemps, les archives, confisquées et détruites par le NKVD, la police politique. Courageusement, méthodiquement, Nadejda fit des copies, les cacha, apprit par c£ur des milliers de vers.

Un témoignage essentiel sur l’enfer soviétique

Comme par miracle, elle survécut au stalinisme et à la guerre, grâce à sa vie anonyme dans d’obscures villes d’URSS. Au moment du  » dégel « , après la mort de Staline, elle crut qu’enfin Mandelstam allait être réhabilité. Désespérée de voir son attente déçue, elle écrivit ses Souvenirs, où elle racontait, dans un style concis, terriblement percutant et émouvant, l’histoire de son époux. Passés de manière clandestine en Occident, ces Mémoires furent publiés dès 1972 à Paris sous le titre Contre tout espoir. Avec Récits de la Kolyma, de Chalamov, et L’Archipel du Goulag, de Soljenitsyne, c’est un témoignage essentiel sur l’enfer soviétique.

Nadejda mourut en 1980, quarante-deux ans après Ossip, sa mission accomplie : faire connaître l’£uvre de son mari. On découvrit alors l’un des plus importants écrivains russes du XXe siècle, l’égal d’Alexandre Blok ou d’Anna Akhmatova. Un visionnaire, réduit à la mendicité par un régime honni et qu’il fut le premier à critiquer, voyant poindre, dès les premières heures de la Révolution, le  » joug de la violence et de la haine « . Sa lucidité caustique, il l’a payée au prix fort, faisant de son £uvre pleine d’espoir une lente marche vers la mort.

Mandelstam, mon temps,

mon fauve : une biographie,

par Ralph Dutli, trad. de l’allemand par Marion Graf et l’auteur. Le Bruit du temps/La Dogana, 608 pages.

À LIRE AUSSI : chez le même éditeur, Le Bruit du temps, 120 p.

Et Contre tout espoir. Souvenirs, par Nadejda Mandelstam, traduit du russe par Maya Minoustchine. Gallimard  » Tel « ,

540 p.

BERTRAND DERMONCOURT

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