Makine contre les  » russophobes « 

Son nouveau roman, La Vie d’un homme inconnu, oppose dans un jeu subtil Russie  » bling-bling  » et URSS d’hier. Rencontre avec le Goncourt 1995, qui rejette les clichésentourant son pays d’origine.

L’un de vos héros, le vieux Volski, homme au grand c£ur, a connu le siège de Leningrad, la guerre, le goulagà Or vous montrez que la Russie d’aujourd’hui n’a que faire de ces dinosaures. Comment est-ce possible ?

E Il y a toute une génération de Russes qui a été jetée aux oubliettes de l’Histoire. J’ai vu nombre de vieillards, comme Volski, qui avaient beaucoup de choses à dire et qui ne pouvaient les exprimer. Ils ont tout donné à leur pays et, aujourd’hui, ils se sentent comme des extraterrestres. Je voulais parler d’eux, de tous ces hommes qui restent alors que la marée de l’Histoire se retire. Si la littérature a une raison d’être, c’est bien celle de leur donner la parole.

N’y a-t-il pas continuité entre la Russie de Nicolas II et celle de Poutine ?

E En effet, l’URSS n’aura peut-être été qu’une parenthèse humainement atroce, mais, et c’est extrêmement dangereux de le dire, existentiellement passionnante. Car nous avons là un messianisme qui, pour la première fois dans l’histoire humaine, s’est imposé dans la vie de trois générations. L’idée était tellement généreuse qu’on n’arrive pas à la rejeter en bloc. Quand on réfléchit froidement à cela, on s’aperçoit qu’il y a toujours quelque chose à sauver dans une époque : ici, il y a Volski, son amour, la fraternité, la ferveur.

Pour les besoins du récit, êtes-vous retourné à Saint-Pétersbourg, à l’instar de votre autre personnage, Choutov, écrivain dissident exilé en France ?

E Oui, en 2003, et, comme lui, j’ai été bouleversé par la folie et la vitalité extraordinaire de cette nouvelle Russie. Mais je ne m’exclame pas, tel un roi en exil :  » Quelle horreur ! Où sont les valeurs spirituelles ?  » Cela m’effraie, bien sûr ; pourtant, je ne cherche pas à condamner cette effervescence, car les gens ont été écrasés pendant si longtemps. Après la Révolution française et la Terreur, vos voisins ont bien vécu l’époque des Incroyables, ces jeunes dandys qui transformaient la vie en mascarade. Enfin, les Russes savent que, s’il faut profiter de ce matérialisme exubérant, il faudra aussi un jour passer à autre chose. Les années des nouveaux riches, avec leurs chaînes en or, sont quasi révolues, à tel point que même les histoires drôles- les Russes en sont friands – n’ont pas eu le temps de s’en emparer.

Vous êtes bien optimiste. Ce n’est pas ce que l’on entend ou ce qu’on lit…

E En effet, je vous mets au défi de trouver un entrefilet qui dirait :  » Tout n’est pas négatif en Russie.  » Même le chien de Poutine sent mauvais ! Tous les russologues expliquent la Russie de Poutine avec leur vieille terminologie stalinienne ou brejnévienne. Il y a une russophobie presque touchante, car contre-productive. Et puis, souvenez-vous : vingt ans après la Révolution française, la France était en plein Empire ! Les vieilles démocraties européennes nous donnent des leçons de morale du haut de leur longue histoire. La Russie est un enfant balbutiant, qui fait ses premiers pas, certes de manière un peu violente, mais la naissance d’une démocratie n’est jamais un long fleuve tranquille.

Les médias occidentaux n’ont pas inventé les atteintes aux droits de l’homme, qu’il s’agisse de l’invasion de pays voisins ou des assassinats de journalistesà

E Il faut le dénoncer, et je l’ai souvent fait dans mes livres. A condition de ne pas oublier l’Irak, l’Afghanistan, la catastrophe humaine qu’est la crise actuelle età certains journalistes qui sont, très démocratiquement, jetés à la rue, en France par exemple.

Vous sentez-vous définitivement intégré dans cette France où vous vous êtes fixé il y a plus de vingt ans ?

E Intégré à la culture française, oui ! Mais je ne vois pas pourquoi je devrais m’intégrer au politiquement correct qui règne dans le monde intellectuel d’aujourd’hui, à une société qui divinise les people et les footballeurs milliardaires au détriment de vrais penseurs et artistes, à un système économique où les financiers délinquants détruisent des millions d’emplois et donc de vies humaines. De tout cela, je me sens passionnément exclu. l

La Vie d’un homme inconnu, par Andreï Makine. Seuil, 300 p.

Propos recueillis par Marianne Payot

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire