Mais où va la Belgique?

L’heure de vérité a sonné pour la nouvelle Belgique fédérale de Guy Verhofstadt. La cinquième réforme de l’Etat est dans la lignée des précédentes. La Flandre avance. Les francophones résistent. Et Bruxelles scrute l’avenir avec une pointe d’angoisse. Prochaine étape: la scission de la sécurité sociale. Bientôt, la fin du processus?

« De toute façon, tout ce qui nous attend ici, c’est du chagrin. » A la fin de la Seconde Guerre mondiale, Louis Seynaeve, fils de collabo, héros romantique de l’écrivain Hugo Claus dans Le Chagrin des Belges, découvre la fatalité d’un pays déchiré par le conflit et les incompréhensions mutuelles entre deux communautés linguistiques. Faut-il croire au destin? Francophones et Flamands n’auraient-ils que des larmes à partager? Même si elles remontent à l’indépendance de la Belgique, en 1830, ces difficultés de cohabitation ont été exacerbées durant la guerre, comme l’a narré Hugo Claus. Les réalités de la collaboration et de la répression ont été vécues différemment au nord et au sud du pays. Puis la « question royale » a achevé de donner une connotation politique au clivage: les Flamands étaient favorables à un retour du roi Léopold III, en exil; les francophones y étaient majoritairement opposés. Dans les années 60, le déclin économique de la Wallonie ainsi que d’épouvantables querelles linguistiques allaient accélérer la désunion. En 1970, la première vague d’une réforme de l’Etat aussi énergique qu’expéditive ne faisait que traduire les mutations profondes d’une société belge aux sensibilités de plus en plus contradictoires. Toutes les conditions étaient réunies. A l’époque, le Mouvement flamand voulait obtenir la reconnaissance formelle de sa langue et de sa culture: on créa des Communautés. La Wallonie souhaitait faciliter sa relance économique: on imagina la mise en place de Régions. La Belgique unitaire « de papa » avait vécu. L’ère fédérale s’ouvrait sur un décalage manifeste. Déjà.

Trente ans plus tard, la réforme des institutions a pris des allures de rengaine. En 1980, 1988-1989 et 1992-1993, les responsables politiques ont approfondi le sillon creusé en 1970. L’Etat central (puis « fédéral ») s’est délesté de multiples pans de compétences (l’économie, l’emploi, l’enseignement, etc.). Les Communautés et – surtout – les Régions ont gagné en importance. Enclavées en territoire flamand, mais habitées par 80 à 85% de francophones, Bruxelles et ses 19 communes ont bénéficié d’un statut de Région à part entière, tardivement accordé par les Flamands. Complexe, audacieuse, parfois scabreuse, l’architecture fédérale belge a fait ses preuves, au point d’être étudiée dans des ambassades ou des universités étrangères.

Mais le répit n’est jamais long. La Belgique profonde semble prisonnière de sa réforme de l’Etat, qu’elle donne l’impression de subir avec une pointe d’incrédulité, voire d’agacement: où cela mènera-t-il? Si bien qu’à chaque fois les mêmes interrogations resurgissent. De l’équilibre à la rupture, il n’y a qu’un pas. Les francophones se demandent, donc, s’ils ne sont pas allés trop loin. Plus nombreux et désormais plus riches, les Flamands, avides d’autonomie, comptabilisent les acquis afin de stimuler leur économie de pointe. Une fois de plus, au Parlement, l’heure de vérité a sonné. S’ils sont adoptés par les députés et les sénateurs, dans quelques jours, quelques semaines ou quelques mois, les accords dits du Lambermont et du Lombard formeront l’ossature de la 5è phase de la réforme de l’Etat. Aussi importante que les précédentes, elle devrait refinancer durablement les Communautés et doter les Régions de compétences encore élargies (autonomie fiscale, politique agricole, commerce extérieur, organisation des communes et des provinces). Et que vogue la galère…

Un dialogue de sourds

« Chaque réforme que j’ai vécue est née pour des raisons politiques ou dans la foulée d’une crise retentissante: en 1980, les prolongements du pacte d’Egmont, mis en échec; en 1988-1989, le conflit des Fourons; en 1992-1993, le financement de la Communauté française. A chaque fois, il s’agissait de problèmes importants. Nécessitaient-ils, pour autant, des réformes institutionnelles d’une telle envergure? » s’interroge le Pr André Alen (KULeuven), l’un des artisans des réformes, ancien chef de cabinet des Premiers ministres Martens et Dehaene. En fait, la Belgique fédérale s’est construite sur une base conflictuelle: deux « camps » se sont affrontés et chaque phase de la réforme de l’Etat a été conditionnée par le rapport de forces du moment. Même si elles étaient souvent utiles, voire indispensables, les avancées institutionnelles ont été menées à la hâte, à l’issue de négociations épiques, avec moult effets de manche. Pas vraiment dans la sérénité.

« Cette fois encore, la situation s’est compliquée parce que l’échiquier politique est particulièrement fragmenté, explique le politologue Pascal Delwit (ULB). Afin d’obtenir une majorité suffisante au Parlement, la coalition libérale-socialiste-écologiste a pris le risque de compter sur l’appoint de la Volksunie. L’ennui, c’est qu’en proie à d’intenses luttes internes le petit parti nationaliste a été subitement atteint de schizophrénie. » Tout avait bien commencé, pourtant, en 1999. Alors que les spécialistes avaient annoncé une bagarre homérique entre Flamands et francophones, la nouvelle coalition arc-en-ciel semblait baigner dans une douce béatitude, surfant sur une embellie communautaire un peu artificielle. Tentant crânement sa chance, le Premier ministre Guy Verhofstadt imagina une grand-messe institutionnelle qui déboucha, au Parlement, sur un échec magistral. « En Belgique, il est décidément très difficile d’associer la majorité et l’opposition, estime Vincent de Coorebyter, le directeur du Centre d’étude et de recherche sociopolitiques (CRISP). L’intention était louable: il s’agissait d’organiser un débat serein, censé dégager un large consensus. Mais, dans ce pays, on retombe toujours sur une forme de donnant-donnant. Les priorités des uns et des autres sont trop asymétriques et les divergences trop nombreuses. Dès qu’on dégage des ententes objectives sur certains points, on bute sur les autres. Et sur ces pierres d’achoppement, un camp ne lâche du lest qu’en échange d’autres concessions. Je ne vois pas comment on pourrait sortir de ce cercle vicieux, étant donné la complexité des clivages et la multitude des lignes de fracture qui traversent la société belge. »

Ce n’est pas neuf. A chaque réforme, il a fallu réunir des trésors d’imagination pour obtenir une majorité des deux tiers au Parlement, indispensable pour modifier la Constitution ou voter des lois dites « spéciales » (c’est le cas cette fois-ci). Ces difficultés ne sont que le reflet des limites du consensus sur la réforme de l’Etat. D’autant qu’avec le temps celle-ci résulte de plus en plus d’une négociation de marchands de tapis. En effet, le « troc » devient caricatural: les partis flamands obtiennent des compétences (et les entités fédérées augmentent ainsi leur autonomie) en échange d’argent (pour sauver la Communauté française de la faillite). « Les négociations sont forcément déséquilibrées, puisque les deux parties ne se situent plus sur le même plan », observe Francis Delpérée, professeur de droit constitutionnel à l’UCL. Un décalage dangereux, bien entendu. A long terme, une telle logique mercantiliste se révélera désastreuse pour le bien commun.

C’est d’ailleurs une leçon des derniers « affrontements »: ils ont confirmé qu’entre le Nord et le Sud le fossé s’est creusé. « Au-delà de certaines divergences de stratégie, commente Vincent de Coorebyter, la Flandre démontre une relative unité de vues sur les objectifs à long terme. Peu importe si ses revendications sont satisfaites tout de suite ou dans quelques années, l’essentiel est d’avancer. Entre les francophones, en revanche, on ne retrouve pas cette même communion d’esprit. » A la fin de la précédente législature, en mars 1999, le Vlaamse Raad (l’assemblée parlementaire flamande) a précisé sa ligne de conduite, par le biais de 5 résolutions radicales: tous les partis du Nord y ont adhéré; les formations actuellement au pouvoir s’en sont d’ailleurs très largement inspirées, tout en annonçant… d’autres revendications encore. Remplaçant Jean-Luc Dehaene aux commandes du « rouleau compresseur », Guy Verhofstadt n’a fait qu’ajouter son tempérament. Même si la méthode du Premier ministre fédéral reste controversée – il n’a pas anticipé les dissensions de la VU -, la Flandre a assurément marqué des points. Peut-être parce que certains partenaires francophones s’attendaient à un profil plus musclé encore: durant sa traversée du désert, au sein de l’opposition, Verhofstadt s’était fait le chantre d’une défédéralisation de certains pans de la sécurité sociale.

Côté francophone, les rangs sont moins serrés. Les priorités des négociateurs wallons ne sont pas les mêmes que celles de leurs homologues bruxellois. Ainsi, il n’est pas interdit de penser que certains régionalistes wallons du PS assumeraient sans émoi particulier l’échec du refinancement de la Communauté française, ce qui, dans la foulée, pourrait conduire au transfert de l’enseignement et de la culture vers la Région wallonne. De même, les états d’âme du FDF ont fait resurgir les vieilles tensions entre le « centre » (Bruxelles) et la « province » (la Wallonie). Enfin, à l’approche des votes, l’attitude séductrice (et cynique) de la majorité à l’égard du PSC a réveillé le clivage classique entre chrétiens et laïques: une partie du PS et le syndicat socialiste CGSP ont instantanément grogné à l’idée de consentir des largesses financières à l’enseignement libre, afin d’amadouer Joëlle Milquet et son parti. Bref, les mêmes tendances lourdes ainsi que les clivages hérités du XIXe siècle sont toujours bien vivaces!

Deux inconnues: Bruxelles et la sécu

« Les Wallons sont contents, mais dépendants! raille Gérard Deprez, membre désabusé de la fédération PRL-FDF-MCC. Par rapport à la Flandre, le différentiel de croissance économique ne fait qu’augmenter. C’est pourtant une des clés essentielles dans la recherche d’un improbable point d’équilibre dans la réforme de l’Etat, au sein de cette Belgique mi-fédérale, mi-confédérale: tant que le sud du pays n’aura pas retrouvé un réel dynamisme, les francophones se cantonneront dans un rôle de résistants ou d’accompagnateurs des réformes. Or qu’est-ce qui change vraiment en Wallonie? »

Quelle que soit l’issue des votes au Parlement, la prochaine phase de la réforme de l’Etat semble déjà inscrite dans les astres. Le scénario le plus probable? Si les accords du Lambermont-Lombard sont approuvés, la Belgique devrait être promise à une pause institutionnelle de quelques années. « De cinq à dix ans de pacification », prédit-on généralement, sur la base des expériences du passé. Dans l’intervalle, la coopération au développement devrait être régionalisée (un accord de principe a déjà été entériné) et l’autonomie fiscale pourrait fort bien être augmentée (il suffit de revoir le chiffre des baisses d’impôt tolérées).

Ensuite, la Flandre politique ne manquera pas de s’attaquer à la dernière vache sacrée francophone: la sécurité sociale (lire aussi en p. 18). Jusqu’à présent, le centre et le sud du pays ont pu contenir toutes les velléités flamandes sur ce terrain miné. Mais il n’y a plus guère d’étapes intermédiaires avant de débattre de ce tabou et, au Nord, le cahier des revendications ne laisse planer aucune ambiguïté: noir sur blanc, il prévoit le retrait du giron fédéral de deux branches essentielles de la sécu, à savoir les soins de santé et les allocations familiales. « Jusqu’à présent, l’indispensable réforme de l’Etat a été souple, pragmatique et audacieuse, juge Philippe De Bruycker, professeur de droit public à l’ULB. L’éclatement du pays et la rupture de ce modèle pacifique seraient donc une honte et une catastrophe pour l’Europe. Or une défédéralisation de la sécurité sociale – même partielle – conduirait immanquablement à des dérives de type ethnique. La solidarité entre les personnes volerait en éclats, ce qui créerait des discriminations très symboliques, totalement inacceptables pour la population de Bruxelles ou de Wallonie. » Sur ce point, l’attitude des partis francophones est aujourd’hui unanime: « Pas touche à la sécu! » Crédible, vraiment? Jusqu’il y a quelques mois, c’était également « non » à l’autonomie fiscale et à la régionalisation de la loi communale. Mais les francophones ont cédé. Dans les prochaines années, ils devront donc assumer le choc. Les partis flamands au pouvoir pourraient favoriser la déglingue financière de la sécurité sociale fédérale. Ou ils pourraient imposer une régionalisation larvée: la Flandre n’a-t-elle pas déjà créé une assurance-dépendance pour « ses » personnes âgées? La sécu à deux vitesses est peut-être sur les rails. Pour l’heure, les partis francophones se contentent de gérer une étonnante « course de lenteur », pour reprendre les termes du socialiste Philippe Moureaux (lire son interview, p. 50). Leur espoir? Que la construction de l’Europe – notamment l’harmonisation fiscale et la mise en place d’une politique sociale d’envergure – balise les desseins flamands…

L’autre menace concerne la Région bruxelloise. Depuis 1989, celle-ci est efficacement gérée « de l’intérieur » par des Bruxellois flamands et francophones (majoritaires). Comme le démontrent des études de la VUB, pilotées par l’ancien recteur Els Witte, le bilinguisme y progresse lentement mais sûrement, ce qui laisse augurer une cohabitation sereine. Cela dit, même si certains intellectuels du nord du pays ont jeté le gant – « le Mouvement flamand doit comprendre qu’il ne pourra plus reconquérir Bruxelles », a déjà déclaré Manu Ruys, ancien éditorialiste du Standaard -, la Flandre n’a pas dit son dernier mot: elle rêve de transformer Bruxelles en un simple district, administré « de l’extérieur » par les Flamands et les Wallons. La Belgique entrerait alors de plain-pied dans un système confédéral dont l’esquisse est déjà tracée: les deux grandes Régions mèneraient la danse, entraînant dans leur sillage deux entités « accessoires » (la Région bruxelloise et la Communauté germanophone). Si cette Belgique à « 2 + 2 » a ses sympathisants en Région wallonne, elle favoriserait surtout les desseins confédéralistes ou autonomistes de certains dirigeants politiques ou économiques flamands: après avoir brisé les derniers ciments de l’Etat fédéral, la Flandre n’aurait plus qu’à voler de ses propres ailes.

« Les derniers accords créent un précédent dangereux. Ils bafouent la Constitution, qui, à l’avenir, risque de ne plus protéger aussi efficacement la minorité francophone, estime Francis Delpérée. Du reste, je me méfie d’éventuelles arrière-pensées flamandes à Bruxelles. Jusqu’à quand restera-t-elle un obstacle sur la route de l’émancipation de la Flandre? » Ces dernières années, seule la Région bruxelloise n’a pas bénéficié d’un refinancement digne de ce nom. A l’avenir, d’aucuns annoncent qu’elle sera « une nouvelle Communauté française ». En continuant à lui couper les vivres, les partis flamands pourraient habilement se positionner pour une renégociation du statut de Bruxelles. Une nouvelle fois, les partis francophones seraient poussés dans les cordes.

Sans solidarité, plus d’Etat

On le voit, les points d’interrogation ne manquent pas. Où va la Belgique? Peut-on éviter une scission de la sécurité sociale? Quel sera l’avenir financier et institutionnel de Bruxelles? Comment permettre à l’Etat fédéral de fonctionner, après avoir été à ce point désossé (il ne lui reste pour l’essentiel que les finances, la politique de défense et de sécurité, la gestion de la sécurité sociale, la politique étrangère et la justice)? Une certitude: même si elle peut survivre sous sa forme actuelle durant de longues années, la Belgique fédérale navigue plus que jamais à vue. Du reste, même la Flandre n’échappera pas à un débat de fond sur son propre projet de société: comment gérera-t-elle son opulence et son autonomie croissante? « Le fédéralisme belge est bipolaire et centrifuge, explique André Alen. A l’inverse, les Etats-Unis sont nés de la fusion d’Etats indépendants, animés, de ce fait, par un projet commun. En Belgique, cette vision partagée de l’avenir n’existe pas: nul ne peut dire quelle sera la fin du processus. Les aspirations des entités fédérées sont légitimes. Mais il faut faire attention: le mouvement pourrait devenir à ce point dynamique que le niveau fédéral serait incapable d’assumer ses missions. Il faudrait au moins s’entendre sur quelques certitudes: quelles sont les fonctions minimales que l’Etat central doit encore pouvoir exercer? »

Pour Philippe De Bruycker, « il faut effectivement aller au fond des choses ». A ses yeux, un déblocage psychologique s’impose, notamment sur la question des minorités linguistiques: « Des deux côtés, il faudrait assumer les erreurs commises. L’attitude des Flamands dans la périphérie bruxelloise est proprement scandaleuse. A l’inverse, les francophones devraient accepter de reconnaître qu’ils ont longtemps voulu nier l’existence d’un peuple, de sa langue et de sa culture. De telles prises de conscience permettraient peut-être d’apporter un bout de réponse à la question fondamentale: où veut-on aller ensemble? » Plus existentielles qu’institutionnelles, ces interrogations sont restées sans réponse malgré cinq vagues de réformes successives. Elles datent de la création (artificielle) de l’Etat belge, fragile depuis ses origines. Tout porte à croire que ces questions lancinantes seront balayées lors des prochaines élections ou suite à de nouvelles tensions communautaires. La Belgique vivra de réformes jusqu’à sa fin. Ou elle ne vivra pas.

Philippe Engels et Isabelle Philippon

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