MAHMOUD HUSSEIN  » Le Coran dans le temps de sa révélation « 

Dans un essai de 200 pages, Penser le Coran (Grasset), écrit dans un style pédagogique, le duo de Mahmoud Hussein s’attaque à la part d’historicité du Coran.

Sous le label Mahmoud Hussein, Bahgat El-Nadi et Adel Rifaat forment un concentré de culture égyptienne, française, musulmane, et même juive – si l’on se souvient qu’avant de se convertir à l’islam, en 1956, à l’âge de 18 ans, Adel Rifaat s’appelait Eddy Lévy (il est le frère aîné du philosophe Benny Lévy). Après avoir tâté, durant cinq ans, des camps de concentration égyptiens, ces deux marxistes qui ont la violence en horreur s’exilent en France en 1966. Leur commune aventure éditoriale commence en 1969, avec la publication de La Lutte de classes en Egypte (Maspéro). Elle va les conduire, au cours des quinze dernières années, à revisiter les textes fondateurs de l’islam. En 2005 et en 2007 paraissent chez Grasset les deux tomes de la monumentale somme qu’ils ont tirée des premières Chroniques musulmanes, Al-Sîra, le prophète de l’islam raconté par ses compagnons (Grasset, 1 200 pages). En janvier 2009, changement de format. C’est dans un essai de 200 pages, Penser le Coran (Grasset), écrit dans un style limpide, pédagogique, bourré de récits vivants, qu’ils s’attaquent au tabou central : la part d’historicité du Coran.

A l’origine, vous n’êtes pas théologiens, mais politologues. Pourquoi avez-vous décidé d’aborder les questions de fond de la religion musulmane ?

Au départ, c’est le projet d’offrir au grand public, par le truchement d’une série télé, une vision historiquement solide de l’apport de l’âge d’or arabo-musulman à la civilisation universelle. Cela nous a conduits à travailler en profondeur, non seulement le matériau historique mais, de plus en plus, le matériau proprement religieux : le Coran, les Hadîth (propos du Prophète), la Sîra (témoignages de ses compagnons sur ses faits et gestes) et les grands textes exégétiques.

Chemin faisant, nous avons fait de très précieuses découvertes. Ayant accumulé une mine d’informations de première main, que la majorité des gens ignorent, nous n’allions pas les garder pour nous. Une fois terminée la série historique (intitulée Lorsque le monde parlait arabe, diffusée par France 5, elle a été éditée en DVD avec pour surtitre L’âge d’or de l’islam), nous avons d’abord publié Al-Sîra, qui offre une fresque vivante des années 610-632, durant lesquelles le prophète Muhammad recevait la Révélation.

Dans Penser le Coran, nous proposons une nouvelle approche du texte sacré, précisément inspirée par notre longue fréquentation de la Sîra. Selon les témoignages des compagnons du Prophète, ce dernier vivait la révélation des versets du Coran comme une manifestation de l’Absolu, extérieure à sa conscience personnelle et s’imposant à elle avec la force de l’évidence. Elle le guidait alors non seulement sur le plan spirituel et religieux, mais aussi dans la vie de tous les jours, l’aidant à résoudre des problèmes humains, politiques, juridiques, liés à la société arabe du viie siècle. Cette Parole apparaît ainsi, dans le Coran, comme  » une transcendance inscrite dans l’histoire « . Sa nature divine est indissociable de son historicité.

Tariq Ramadan, d’origine égyptienne lui aussi, et petit-fils du fondateur de la confrérie des Frères musulmans, a déclaré qu’on pouvait discuter de tout, mais pas de la nature du Coran, parole divine donnée de toute éternité et imprescriptible…

Pour tout musulman croyant, le Coran est la Parole de Dieu. Est-elle pour autant nécessairement intemporelle, à prendre au pied de la lettre partout et toujours ? C’est là le point de vue littéraliste, qui tend à imposer un lien indiscutable entre l’origine divine du Coran et le caractère absolu, intangible, de tous ses versets. Notre livre réfute ce sophisme, il montre que c’est un trompe-l’£il. Si Dieu est intemporel, toutes Ses Paroles ne le sont pas nécessairement.

Qu’est-ce qui empêche Dieu, s’Il le veut, de tenir aussi des paroles de circonstance, de livrer, non seulement des commandements universels, mais aussi des prescriptions relatives, liées à des contextes historiques limités dans le temps ? En nous appuyant sur des centaines de versets, nous montrons que c’est précisément le cas : Dieu répond souvent aux attentes du Prophète et de ses compagnons, Il intervient dans de nombreux cas pour les aider à faire face à des situations temporelles. Le Coran se présente comme un dialogue entre Ciel et terre, où les visées spirituelles s’entrelacent souvent à des propos conjoncturels.

Votre démarche, qui vise à réhabiliter l’usage de l’intelligence dans la lecture du Coran, n’est jamais pédante. Les dialogues pleins de vivacité, de familiarité même, entre le Prophète et Dieu, lui tiennent lieu de fil conducteur…

C’est ce qui fait la particularité de notre démarche. Et ce n’est pas un artifice de présentation. C’est le principe même de notre projet : nous prenons le Coran comme Parole encore en train d’être dite, dans les circonstances successives où elle s’est manifestée, où elle a été vécue au jour le jour, attendue, commentée, discutée, par les premiers musulmans. Le Coran retrouve par là sa respiration vivante. Du coup, son historicité saute aux yeux, elle n’a même pas besoin d’être démontrée, elle devient évidence…

Vous soulignez que votre démarche s’inscrit dans la continuité d’un débat qui a secoué l’élite des lettrés au cours des premiers siècles de l’islam ?

Oui, c’est le débat entre rationalistes et traditionalistes, qui a culminé, au ixe siècle à Bagdad, dans l’affrontement célèbre à propos de la nature du Coran. Les Mu’tazilites, théologiens rationalistes, soutenaient que le Coran est  » créé « . C’est la Parole de Dieu, bien sûr, mais une Parole distincte de Dieu, qui ne se confond pas avec Lui, qui est advenue dans le temps ; Dieu l’a révélée en langue arabe, à une époque bien définie ; les croyants sont tenus de faire usage de leur raison pour la comprendre, l’interpréter, l’appliquer à une époque différente… Face aux Mu’tazilites, le traditionaliste Ibn Hanbal soutenait au contraire que le Coran est  » incréé « , qu’il est consubstantiel à la nature de Dieu et donc indissociable de Lui, aussi intemporel que Lui. Le croyant est dès lors moins tenu de comprendre ses versets que de s’en imprégner, il est appelé, non à les interpréter, mais à les appliquer au pied de la lettre. C’est cette tendance, le littéralisme, qui l’a finalement emporté. Et pour longtemps.

Pourtant, à lire votre livre, il semble que le littéralisme soit contredit par le Coran lui-même. A partir de très nombreux exemples, vous montrez que Dieu reste constamment à l’écoute du Prophète et de ses compagnons, que Sa Parole vient répondre à leurs soucis, évoluant même parfois pour cerner au plus près des attentes temporelles précises. Par exemple, s’agissant du vin, Dieu n’a pas tranché la question d’un coup…

Oui. ‘Umar, proche compagnon du Prophète, demande un jour à ce dernier si Dieu veut bien se prononcer sur l’usage du vin. Un premier verset est alors révélé, qui voit dans le vin  » un péché grave et certains avantages « . Cela ne suffit pas à décourager les musulmans d’en boire et lorsqu’un compagnon, ivre, s’embrouille au moment de conduire la prière, ‘Umar se permet de souhaiter un verset plus explicite. Dieu en révèle alors un deuxième, où il précise :  » N’approchez pas la prière en état d’ivresse.  » Mais, au cours d’une beuverie, l’oncle du Prophète tue deux chameaux appartenant à son neveu et lorsque le Prophète vient le lui reprocher, il l’accueille en l’insultant ! C’en est trop. ‘Umar demande un troisième verset, plus définitif. Dieu l’exauce en révélant un verset où le vin devient  » une souillure, l’£uvre de Satan… « .

Ce qui nous conduit à cette notion étonnante à première vue : il arrive à Dieu d’abroger certains versets, de les remplacer par d’autres. Ce qui met mal à l’aise les littéralistes…

Cette notion est dans le Coran. Dieu dit :  » Dès que nous abrogeons un verset, ou que nous l’effaçons des mémoires, nous apportons un autre, meilleur ou analogue.  » On voit bien pourquoi l’abrogation embarrasse les littéralistes : elle implique une évolution dans le temps de la Parole de Dieu, des avant et des après, des versets dont la validité est effacée par d’autres…

Mais au croyant qui a admis la dimension historique de cette Parole, l’abrogation ne doit poser aucun problème. Au contraire, elle seule rétablit la plénitude du pouvoir et du savoir divins. Parce que Dieu intervient dans le temps, Il peut délivrer des vérités relatives, liées à telle ou telle conjoncture. Lorsque les circonstances changent, les vérités relatives changent avec elles. Si, donc, il arrive à Dieu de dire deux choses contradictoires, c’est parce que la vérité a changé entre-temps. Dieu a toujours raison quand Il parle. S’agissant de Ses prescriptions relatives, il faut seulement rapporter chacune d’elles aux circonstances dans lesquelles Il les a édictées.

Mais la notion de l’abrogation donne plus de poids aux versets édictés en dernier ! N’est-ce pas en s’adossant à elle que les islamistes d’aujourd’hui font prévaloir les versets médinois, qui prônent la violence contre les ennemis de l’islam, sur les versets mecquois, qui, édictés antérieurement, prônent la bienveillance à l’égard des autres religions ?

A Médine, les ennemis de l’islam étaient devenus beaucoup plus menaçants qu’à La Mecque, d’où l’importance pour les musulmans de les combattre par le sabre. Mais pourquoi cette exigence s’imposerait-elle encore de nos jours, s’il n’y a plus d’ennemis menaçant l’islam, si l’on peut librement prêcher l’islam partout, y compris dans les pays à majorité non musulmane ?

Ce que le principe de l’abrogation nous enseigne, ce n’est pas que nous aurons éternellement à choisir entre La Mecque et Médine, c’est que Dieu peut changer de prescription relative, afin que Sa Parole reste adéquate aux circonstances où elle est révélée. C’est cela qui compte, aujourd’hui, face à une situation nouvelle : définir l’attitude adéquate, et si elle ne se trouve pas formulée dans le Coran, l’inventer. Il s’agit alors, pour chacun, de se former son propre jugement. Comme le recommandait le Prophète, vers la fin de sa vie, à ses compagnons appelés à commander après lui :  » Car vous êtes plus au fait (que moi) de votre monde… « 

Pour conclure, le musulman contemporain peut-il sortir de l’alternative entre les deux modèles définis par l’islamologue Anne-Marie Delcambre : le mufti, c’est-à-dire le juriste étroit, ou le soufi, le mystique en état d’apesanteur ?

Nous ne portons de jugement ni sur le mufti ni sur le soufi. Ce sont des profils possibles de croyants d’aujourd’hui. Nous disons cependant qu’il y en a d’autres. Par exemple, le profil du croyant citoyen, chez qui la foi ne se sépare pas de la raison, qui fait passer l’esprit devant la lettre des textes.

A celui-là, notre livre suggère de retrouver l’exemple des compagnons du Prophète, qui, se refusant à tricher avec leur conscience, se reconnaissaient le droit de demander à Dieu, en toute humilité, de revenir sur certains versets, lorsqu’ils se situaient trop loin de leurs repères existentiels ou qui les mettaient en conflit avec eux-mêmes.

Suivre cet exemple, aujourd’hui, c’est tourner le dos aux tenants du littéralisme, c’est reconnaître que Dieu peut édicter aussi bien des commandements absolus que des prescriptions relatives et que celles de ses prescriptions qui répondaient à des attentes spécifiquement liées au viie siècle ne peuvent pas guider les hommes et les femmes du xxie.

Mais, dans nos villes, grâce à Internet, les jeunes se réfèrent plutôt à ces pseudo-  » savants « , le plus souvent d’origine wahhabite, qui se parent du Coran pour asséner des vérités toutes faites. Tous les musulmans sont-ils prêts à cet effort personnel auquel vous les appelez ?

Nous disons simplement à ceux d’entre eux qui y sont prêts qu’une récompense les attend au bout de l’effort : ils se trouveront délestés de l’écrasant fardeau qui consiste à tricher avec leur conscience, en ignorant ou en contournant certaines prescriptions alors même qu’ils se croient tenus de les suivre. Ils retrouveront leur liberté intérieure. Ils seront alors vraiment disponibles pour l’aventure spirituelle et humaine à laquelle le Coran les convie.

Entretien : Marie-Cécile Royen

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