Macomb : là où les cols bleus ont viré à droite

Ce comté du Michigan est le symbole du déclin de l’industrie automobile américaine. Chômage, crise immobilière… Ici, pourtant, Barack Obama peine à séduire la classe ouvrière blanche, tentée de trouver le réconfort auprès des  » valeurs  » affichées par le ticket républicain.

De notre correspondant

Ed Burney, ce vieux guerrier des causes ouvrières, voudrait ressusciter l’âge d’or pendant lequel Macomb County (le comté de Macomb) dominait le monde. Alors il déplie sa carte sur une table du café et pose son doigt aux confins nord-est de Detroit, là où l’avenue Van Dyke cisaille les banlieues.  » Vous voyez, là ? Il y a trente ans, sur 20 kilomètres de longueur et 2 de largeur, ce n’était qu’une succession ininterrompue d’usines automobiles, l’une après l’autre, s’extasie l’élu démocrate de l’assemblée du comté. Quand les gens parlaient de l’industrie reine, du bonheur de l’ouvrier, bref, quand ils disaient  »Detroit, Michigan », ils parlaient, sans le savoir, du comté de Macomb. « 

Van Dyke, l’artère au c£ur d’acier du Midwest, irrigue aujourd’hui un paysage confus et indécis. Une sempiternelle enfilade de centres commerciaux et de garages d’où émergent, ici ou là, l’immeuble colossal de General Motors, l’usine de Daimler-Chrysler ou encore les parkings de Ford Motors, vestiges d’un passé glorieux. Depuis huit ans, 400 000 emplois ont disparu dans la région. Sur les rives du lac Saint Clair, entre Warren, la plus grande ville de ce comté de 800 000 habitants, et Sterling Heights, au nord, les guirlandes de gazon et les façades de brique sombre masquent le dépit de la classe moyenne  » manuelle « . Le chômage dépasse ici les 8,2 % – un record national.

Dans une région aussi sinistrée, la victoire des démocrates ne devrait être qu’une formalité. Et pourtant… Dès le mois de mai dernier, Barack Obama remontait Van Dyke pour venir visiter les chaînes de l’usine Chrysler. Son candidat pour la vice-présidence, le sénateur Joe Biden, a tenu deux meetings en moins d’un mois devant les cols bleus de Saint Clair Shores pour les abreuver de son enfance de fils d’ouvrier de Pennsylvanie. Mais 20 000 personnes – du jamais-vu – se massaient dans le parc de Sterling Heights afin d’applaudir le républicain John McCain et sa nouvelle colistière, Sarah Palin, érigée en idole de l’Amérique profonde. La route 16 Mile, paralysée par un embouteillage monstre, avait dû rester fermée pendant des heures ce soir-là. Et les autocollants  » NoBama !  » ou  » McCain 08  » continuent de fleurir, depuis lors, sur les pare-chocs des pick-up.

La crise financière et la menace d’une terrible récession ont certes rehaussé, dans les sondages, les chances de Barack Obama dans le Michigan, un Etat partagé entre sa tradition col bleu et ses valeurs rurales. Mais le comté de Macomb, avec sa dizaine de municipalités ravagées par les délocalisations industrielles, ne concède aux démocrates, dans les enquêtes d’opinion, que 7 points d’avance sur McCain. Un augure intéressant : l’agglomération est scrutée depuis plus de vingt-cinq ans par tous les stratèges politiques, qui y voient l’un des meilleurs baromètres politiques de la classe ouvrière.

A la fin du mois d’août, il a suffi que Stan Greenberg, l’un des spécialistes démocrates des sondages, révèle les scores de McCain dans ces banlieues de Detroit pour jeter un froid dans les coulisses de la convention démocrate de Denver. Et pour cause ! En 1984, jeune sociologue, il avait débarqué dans ce qu’il entrevoyait comme un fief inébranlable de la gauche et avait vite perçu, au fil des entretiens avec des cols bleus locaux, l’imminence d’un séisme politique national. De Warren à Mount Clemens, le comté proclamait son intention de voter à 66 % pour réélire le républicain Ronald Reagan. Plus clairement qu’ailleurs, ces fameux Reagan Democrats – un peuple de Polonais, d’Italiens, de Belges, immigrés de la deuxième génération et catholiques pratiquants pour la plupart – annonçaient leur intention d’enterrer les excès libertaires des sixties. Au soir de l’élection présidentielle, le raz de marée prorépublicain dans les petites villes du Midwest, de l’Iowa à l’Ohio, confirmait un fait de société. Les idéologies, les acquis des lois sociales imposées en 1965 par Lyndon B. Johnson, le successeur de Kennedy, importaient moins à l’Amérique d’en bas que les fameux  » trois G  » :  » God, Guns and Gays  » : Dieu, le droit à porter une arme et le péril homosexuel. Des valeurs à mille lieues des nuances tolérantes de l’élite urbaine de la côte Est.

Ironie, ce virage à droite était aussi la rançon du progrès social.  » Avec des salaires de 80 000 dollars par an, garantis même en cas de chômage technique, ils ne se voyaient plus comme ouvriers, se souvient Henry Yanes, président du Parti démocrate du nord du comté. Comme les cadres, ils commençaient à pester contre les impôts et contre les « fainéants nourris par l’aide publique ».  » Aux défunts idéaux de gauche succédait un farouche populisme aux antipodes, aujourd’hui, des discours consensuels de Barack Obama.

A Centerline, l’un des plus anciens quartiers pavillonnaires de Warren, Jody Fleichhut, aimable mère au foyer, issue d’une longue lignée de salariés de l’automobile, vous jure qu’elle a voté pour la gouverneure démocrate du Michigan et pour le député du même parti à l’assemblée du comté. Mais un gros panneau McCain-Palin orne sa pelouse.  » Il a de l’aplomb et de l’expérience, assurre-t-elle. Et Sarah Palin, sa vice-présidente, m’a conquise. Elle est contre l’avortement. Elle a du tonus. Et elle sait ce qu’est notre vie. Barack Obama manque de bouteille ; mon mari prétend qu’il ne devrait même pas avoir le droit de faire campagne, car il est né au Kenya.  » Qu’importe si le sénateur de l’Illinois a en réalité vu le jour dans l’Etat américain de Hawaii. Ici, le courant ne passe pas.  » Ceux qui décrivent Obama comme inexpérimenté ou exotique, ironise Yanes, emploient un vocabulaire codé qui veut dire : noir. « 

La route 8 Mile, ligne Maginot d’une drôle de guerre raciale

Dans les années 1950, Macomb n’était qu’une succession de champs de pommes de terre lorsque les usines automobiles, débordées de commandes, ont commencé à s’étendre vers le nord de Detroit. Mais l’essor des banlieues, à la fin des années 1960, est un effet pervers de l’ère des droits civiques. Depuis 1944 et l’interdiction par le président Roosevelt de la discrimination à l’embauche dans les industries d’armement, l’afflux des Noirs du Sud vers les jobs et les logements du centre-ville avait été endigué à coups de batte de base-ball et d’incendies criminels par les milices des quartiers blancs. Mais les émeutes de 1967, puis, l’année suivante, l’embrasement des ghettos après l’assassinat de Martin Luther King ont donné le signal de la reddition et de la fuite éperdue des Blancs vers les faubourgs. Depuis lors, rien n’a changé. La route 8 Mile, ligne Maginot d’une drôle de guerre raciale, marque toujours la frontière entre la décrépitude effarante de Detroit, aux neuf dixièmes noire, et les camps retranchés d’Oakland et de Macomb County, à 88 % blancs.

En votant, dès les années 1980, pour un candidat républicain opposé à la discrimination positive en faveur des Noirs, les Reagan Democrats cherchaient surtout à tenir à distance l’adversité des ghettos voisins. Aujourd’hui encore, aux yeux de Macomb – comme dans beaucoup de villes marquées par la ségrégation urbaine – tout ce qui, de près ou de loin, touche à  » Detroit la black  » incarne violence, corruption et danger. Cette symbolique n’a pas échappé à la campagne de McCain, qui a produit une pub politique spécialement conçue pour le comté, montrant Barack Obama en compagnie du maire noir de Detroit, Kwame Kilpatrick, déchu de ses fonctions en septembre dernier pour parjure dans plusieurs affaires de m£urs et détournement de fonds publics. Peu importe l’inimitié notoire entre les deux hommes ; l’image a marqué les esprits.

Sur 15 Mile Road, dans son bureau du syndicat United Auto Workers, Bob Stuglin, chef de la section locale, redresse un grand panneau constellé de photos de Barack Obama, prises lors de son passage chez Chrysler.  » Les gars quittaient leurs postes pour se ruer à sa rencontre, raconte-t-il. C’est un type de la classe moyenne ouvrière, un gosse d’une famille du Kansas.  » On l’interroge sur la question raciale et Bob répond à sa manière :  » L’important, c’est d’en finir avec George W. Bush. Je suis confiant. Mais nous avons fort à faire… « 

Philippe Coste Reportage photo : Fabrizio Constantini pour Le Vif/L’Express

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