Didier Laloy et Kathy Adam sous le regard de Walter Hus. © philippe cornet

Machine à sons

Pour le projet Belem & The MeKanics, l’accordéoniste Didier Laloy et la violoncelliste Kathy Adam dialoguent avec un limonaire, monstre musical d’un spectacle intégral. Magnifiquement dingue.

Le vibraphone s’est mis à hoqueter comme la batterie en mode lapin Duracell et les orgues soufflent Beaufort 10 sur le violoncelle de Kathy et l’accordéon diatonique de Didier. La première ferme les yeux, brave dans les graves, le second bouge le  » piano du pauvre « ,les genoux en accent circonflexe, rictus de plaisir étanché, la sueur au front après deux morceaux seulement. Cette étrange vision, semblant sortie, au choix, d’un casting inédit de Tim Burton ou de Fellini, se passe chez Namahn, splendide arrière-maison de maître, à Saint-Josse, à Bruxelles, où est installé le compositeur Walter Hus. Réputé pour ses dispositions avant-gardistes, ce Flamand de 58 ans pilote pour l’heure la chose, le monstre, l’engin : le limonaire de la race des orchestrions. Soit quinze éléments séparés qui, mis ensemble, constituent un orgue géant entouré d’une parabole d’autres instruments (les percussions déjà citées, mais aussi un accordéon, un xylophone ou des blocs chinois, ces fausses castagnettes géantes).

Quinze éléments assemblés forment un orgue géant

 » D’une part, explique Walter Hus, le mécanisme des clapets permet un contrôle sur la pression du vent, d’autre part, j’utilise le software Logic, ce qui me permet de programmer une grande variété de vibratos qui n’existent pas du tout dans l’orgue traditionnel. Ça donne la sensation que l’ensemble peut chanter comme la voix humaine, ou rappeler la flûte, le violon, le violoncelle. Ces tuyaux, en bois ou en mélange cuivré, font partie de la longue histoire des orgues forains et des instruments similaires qui animaient les salles de bal en Belgique avant l’arrivée des juke-box.  » L’homme a grandi à Waregem, qu’il quitte pour des études de piano au conservatoire de Bruxelles et une carrière hybride alternant classique, contemporain et expérimental, affirmée depuis sa participation à Maximalist ! (1) dans les années 1980. Pas vraiment un hasard si ce compositeur défricheur à tête de double David – Bowie et Lynch – s’est embarqué dans l’aventure Belem.

Défi logistique

 » Kathy et moi jouons depuis très longtemps ensemble sur scène, et depuis quatre ou cinq ans sous le nom de Belem avec lequel nous avons proposé un album en 2014.  » Didier Laloy – qui ne lit pas la musique – est à la source de l’expérience MeKanics : né à Bruxelles en 1974, installé avec ses quatre enfants dans un village près de Beauraing, il est l’âme gymnaste du projet. Il a rencontré Kathy Adam à l’Académie d’été de Neufchâteau, elle est passée par le circuit de l’apprentissage classique, conservatoire de Bruxelles compris.  » Ce numéro de deux solistes était une source incroyable de plaisir, mais on cherchait comment continuer le parcours. Et là, on a trouvé une formule qui possède aussi quelque chose d’organique, que l’on veut absolument préserver pour que les gens ressentent physiquement la musique. C’est pour cela qu’on ne dépasse pas les jauges de 250-300 spectateurs.  »

Une première idée est de travailler avec Jacques Pirard, musicien qui conçoit les cartes perforées pour instruments de musique, les mécaniques, mais le plan ne fonctionne pas. C’est là qu’arrive Walter Hus, invité à rencontrer Didier Laloy par l’actuel coproducteur de Belem, Poney Gross (à l’origine du festival Couleur café) qui adore les additions compliquées. Celles qui le mènent à se lancer sans filet dans ce qui est aussi un défi logistique : onze heures de montage à quatre, plus deux hommes pour contrôler le son et une  » mise en espace  » signée Eric De Staercke.

Pour l’heure, Poney Gross revient du Womex, marché international des musiques du monde, au sens large :  » Dans un marché saturé de propositions musicales, j’ai bien vu que l’originalité de Belem séduisait par son côté pharaonique : dès le premier jour, les gens ont témoigné de l’intérêt, notamment des promoteurs colombiens. Reste maintenant à concevoir des caisses pour emmener tout cela de l’autre côté de l’Atlantique… « Ce sera sans Walter Hus, rivé à Bruxelles pour y travailler son répertoire personnel, et laissant la musique du limonaire (de toute façon préprogrammée) aux mains de deux techniciens de la tournée.

Si Walter Hus peut traduire les compositions – cosignées et arrangées avec Didier Laloy – dans l’énorme machine musicale, c’est d’abord grâce au fabricant de l’engin, la firme Decap d’Herentals, déjà fournisseuse de Stephan Eicher et Pat Metheny. La Jaguar du genre qui, à l’heure du déclin annoncé de ses orgues à cartes perforées, décide de passer au digital.  » Decap est une affaire de famille, une petite usine au milieu des bois où les gens travaillent essentiellement de nuit, précise le compositeur. Au départ, ils avaient imaginé l’engin que nous utilisons pour un Hollandais qui voulait impressionner les visiteurs de sa loge au stade de l’Ajax d’Amsterdam. Quand il n’a pas su payer les traites, j’ai récupéré l’instrument.  »

A la recherche de l’impossible

Walter Hus a déjà employé le joujou pour lui-même, notamment dans la BO de The Sound Of Belgium, documentaire de Jozef Devillé sur la place de la dance en Belgique,où il réarrange le tube Universal Nation de Push. Sa rencontre avec Didier Laloy et Kathy Adam ressemble surtout à un désir de partager des sensations collectives :  » J’ai toujours été à la recherche de l’impossible, pour ne pas être déçu. Et j’ai tenté d’écrire des musiques qui ne peuvent pas être jouées par les musiciens (sourire). Et ce que me donne Didier Laloy, c’est une pure source musicale non polluée par la connaissance. «  » Pour avoir beaucoup pratiqué l’orchestre philharmonique qui suit les solistes, je sais que dans Belem, on pratique un peu le travail inverse, enchaîne Kathy Adam : il faut intégrer ce que Walter a écrit pour ne pas avoir l’impression de « se contenter » de suivre l’orgue.  »

A ce pari d’ajouter une machine à l’humain, Didier Laloy répond par une intensité encore augmentée. Habitué aux performances physiques, l’accordéoniste trouve dans Belem & The MeKanics une nouvelle théâtralité, également exprimée par le maquillage des interprètes sur la pochette de l’album, qui vient de sortir chez Igloo (2). Le disque s’avérant d’ailleurs plus impressionnant, voire magnifiquement dingue, après avoir vu l’opération en live.  » On est deux solistes au milieu d’un orchestre symphonique diabolique. On a la sensualité et l’énergie du tango, il y a du sauvage et du beau, mais ce n’est pas du tango.  »

(1) Groupe de musique créé en 1983 en Belgique à l’initiative de Thierry De Mey et de Peter Vermeersch.

(2) CD Belem & The MeKanics chez Igloo. En concert du 21 au 25 novembre au Marni, à Bruxelles. En tournée en Wallonie en 2018, www.didierlaloy.be

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