Lutte anti-fraude : peut (encore) mieux faire

Exclusif. Le gouvernement marque des points dans la lutte anti-fraude fiscale et sociale. Mais il reste du boulot avant mai 2014. Comme le montre le second rapport de suivi que Le Vif/L’Express s’est procuré. Décodage.

Priorité de l’équipe Di Rupo, la lutte contre la fraude fiscale et sociale fait l’objet d’un plan d’action particulièrement fouillé dans l’accord de gouvernement, adopté fin 2011. La plupart des ministres sont concernés par cette guerre déclarée aux pillards de l’Etat. A la manoeuvre : John Crombez, l’étoile montante du SP.A. A la tête du collège anti-fraude, le jeune secrétaire d’Etat coordonne énergiquement l’offensive, sous la houlette directe du Premier ministre.

En mars dernier, Le Vif/L’Express avait révélé la teneur du premier rapport de suivi de cet ambitieux plan d’action, pour l’année 2012. Le résultat était alors très mitigé. Chacune des 118 mesures répertoriées était colorée en rouge, orange, vert ou noir, selon son degré de finalisation. Rouge signifiait  » pas encore en cours de réalisation  » et noir  » entièrement finalisée « . Or, à l’époque, le rouge et l’orange (32 et 72 clignotants) dominaient largement le vert et le noir (12 et 2 clignotants). Neuf mois plus tard, force est de constater que la tendance s’est inversée. Dans le second rapport de suivi provisoire (il n’est pas encore passé en conseil des ministres) que nous nous sommes procuré, on compte 33 clignotants verts et 31 noirs contre 10 rouges et 44 orange. Convaincant ? Oui et non.

Points positifs : des mesures que nous avions qualifiées, en mars, de  » sensibles  » sont désormais passés au vert et même au noir. Ainsi, le projet d’inscrire le délit spécifique de fraude fiscale grave dans le code pénal : une arme importante, car cela implique un renversement de la charge de la preuve qui incombe désormais au fraudeur et non plus au parquet qui le poursuit. Idem pour la prescription en matière de faux et d’usage de faux : la jurisprudence de la cour de cassation a été coulée en loi. En clair, il ne peut plus y avoir de prescription tant que le faux est utilisé, ce qui est intéressant pour des procédures judiciaires souvent interminables. Idem encore pour l’exécution plus efficace de la confiscation qui permet de frapper les fraudeurs au portefeuille.

Autre point positif : la création, en juillet dernier, d’un comité de lutte spécifique contre le blanchiment d’argent. Le Vif/L’Express avait révélé le retard de la Belgique en la matière, dans le cadre de la prochaine évaluation du Gafi (organisme intergouvernemental de lutte contre le blanchiment de capitaux). Le nouveau comité s’est déjà réuni une première fois en octobre, avec pour priorité la préparation à cette évaluation importante au printemps prochain. Cela dit, il y a du pain sur la planche. Notamment concernant l’application de la loi anti-blanchiment par les professionnels non financiers, comme les avocats, les notaires, les comptables. Ceux-ci sont soumis aux mêmes obligations que les banques : en cas de suspicion de blanchiment dans le chef d’un client, ils doivent le déclarer à la CTIF (Cellule de traitement des informations financières) qui envoie, le cas échéant, le dossier au parquet. Actuellement, presque aucun ne le fait. Un point du plan d’action gouvernemental vise à mettre en place des sanctions effectives à l’encontre de ces intermédiaires qui se rendraient complices d’une fraude. Le dernier rapport de suivi évoque, comme en janvier, une concertation avec les organisations professionnelles concernées. Le point est resté orange… On voit mal comment atteindre un verdissement d’ici à l’évaluation du Gafi.

Paradis fiscaux : quelle efficacité ?

En matière de paradis fiscaux aussi, le bilan du gouvernement reste mitigé. John Crombez peut se targuer d’avoir fait adopter, dans le sillage de l’OffshoreLeaks, une loi obligeant les contribuables à déclarer les structures offshore dont ils sont bénéficiaires, sous peine d’être condamné à deux ans de prison. En France, l’Assemblée nationale a été plus loin en adoptant le principe d’un registre des trusts, qui permet de centraliser toutes les données en la matière. Par ailleurs, la Belgique est un des rares pays à ne pas avoir adopté les mêmes mesures CFC (Controlled Foreign Companies) qu’aux Etats-Unis, recommandées par l’OCDE pour lutter efficacement contre l’évasion fiscale dans les paradis fiscaux. Une proposition de loi Ecolo a été déposée en mai dernier… En vain, pour le moment. Quant à la task force  » paradis fiscaux  » au sein du SPF Finances – un projet lancé sous la précédente législature -, elle vient seulement d’être mise en place. On peut se demander quelle sera son effectivité dans un avenir proche.

Par ailleurs, le passage au vert ou au noir d’autres mesures laisse sceptique. Ainsi, la loi Una Via qui permet de répartir les dossiers de fraude fiscale, selon leur gravité, entre l’administration et la justice pour éviter une double procédure. Le texte a été définitivement adopté. Mais l’application au niveau judiciaire – on pouvait s’y attendre – s’avère difficile. Les magistrats spécialisés en matière fiscale sont unanimes : tant que les juges d’instruction et substituts fiscaux traiteront de dossiers de droit commun à côté des dossiers financiers, ils seront coincés et continueront à accumuler du retard.

Or la longueur des procédures est le principal talon d’Achille des dossiers judiciaires fiscaux qui se terminent souvent, quand ils aboutissent devant un tribunal, par une prescription ou une suspension du prononcé pour dépassement du délai raisonnable. Et ce ne sont pas les huit nouveaux magistrats financiers nommés à Bruxelles qui règleront le problème. Nombre d’acteurs et d’observateurs plaident pour la création d’une filière judiciaire spécifique, à l’instar du Pôle financier en France. Significatif : dans son dernier rapport, le 18 octobre, l’OCDE pointe la Belgique pour son manque de moyens dans la lutte contre la corruption et la criminalité financière…

D’une manière générale, les mesures en matière de justice sont à la traîne. Notamment l’évaluation de lois déterminantes pour lutter contre la fraude (loi sur les faillites, loi sur la responsabilité pénale des personnes morales…). Dans le dernier rapport de suivi, ces points restent désespérément colorés en rouge. On peut aussi regretter qu’il n’y ait toujours aucune évaluation de la transaction pénale élargie aux affaires fiscales. D’autant que la mesure reste controversée, entre autres chez les magistrats. Certains pointent l’absence de casier judiciaire pour les fraudeurs qui bénéficient de ce système ou encore l’absence de vérification de l’origine des fonds qui sont avancés pour payer la transaction.

Ici, il faut reconnaître que le secrétaire d’Etat Crombez n’a aucune compétence en matière de justice, contrairement à son prédécesseur Carl Devlies (CD&V). Or il s’agit du dernier maillon de la chaîne de lutte contre la fraude fiscale et sociale. Si ce maillon ne fonctionne pas correctement, c’est toute la chaîne qui en pâtit. En juin dernier encore, l’affaire du gigantesque carrousel TVA, impliquant Charles De Pauw, le petit-fils richissime du célèbre entrepreneur bruxellois, s’est soldée par… une prescription. Des centaines de milliers d’euros étaient en jeu. John Crombez a d’ailleurs récemment déclaré sur Radio 1 :  » Nous attrapons beaucoup de grands fraudeurs, mais, pour l’instant, j’ignore si les tribunaux les traiteront de manière appropriée.  » Tout cela risque de donner l’impression que les petits poissons sont davantage visés que les gros.

Par Thierry Denoël

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