Gerlinda Swillen sur le dos de sa mère, à Mariakerke.

Lorsque des femmes belges sont séduites par les uniformes allemands.

Alors qu’au front, la Seconde Guerre mondiale sévit dans toute sa violence, en territoire occupé, la population belge tente de mener une vie aussi normale que possible. Des soldats allemands qui, dans les villes et les villages, tuent le temps dans les cafés et les commerces tombent sous le charme des femmes belges, et vice versa. On estime à 20 000 le nombre d’enfants qui sont le fruit d’une mère belge et d’un père allemand. Souvent, par honte, la famille fait tout pour cacher la situation. Un mystère entretenu qui n’est pas sans conséquences : la plupart de ces enfants chercheront toute leur vie à connaître leurs racines et leur véritable identité.

« Tu ne sais même pas qui est mon père !  » Geneviève Detrooz (nom d’emprunt) plonge son regard dans celui de sa mère lors de leur première confrontation directe sur le sujet, en 2008. Geneviève a alors 66 ans et pressent depuis plus de 60 ans que ses parents ne sont pas qui ils prétendent être. Le tabou, l’incertitude, la frustration qui se sont accumulés durant toutes ces années sont contenus dans cette phrase qu’elle lance à la figure de sa mère. Pour le monde extérieur, cette famille bruxelloise a l’air tout à fait normale : elle se compose des parents Detrooz, de Geneviève et de son (demi-)frère, qui a deux ans de moins qu’elle. Mais Geneviève sent bien qu’un mystère plane. « Je sentais qu’il concernait ma naissance. J’ai longtemps pensé que ma mère n’était pas ma véritable mère parce que j’ai passé les premières années de ma vie, pendant la guerre, chez mes grands-parents à Ostende, alors que ma mère allait travailler à Bruxelles. Mes grands-parents avaient encore eu un enfant sur le tard : un petit garçon qui avait deux ans de plus que moi. Mais pour moi, c’est comme s’il était mon frère et que mes grands-parents étaient mes parents. »

Crise identitaire

C’est une situation fréquente dans le cas d’enfants belges dont le père biologique est allemand. Elle provoque pour ces enfants une double crise d’identité qui les accable durant toute leur vie. D’une part, il y a la confusion entre les générations par le fait que les grands-parents endossent le rôle de parents, sans que ce soit clair pour les enfants. Et d’autre part, il y a l’incertitude quant à leur origine, une incertitude qui les ronge. C’est qu’ils ont été engendrés par l’ennemi, ce qu’ils ignorent généralement. Cette filiation reste un tabou que la plupart des familles passent sous silence. Pour des raisons que ces enfants ne comprennent pas, leur propre famille et le monde extérieur les traitent différemment des autres enfants. Nombre d’entre eux ont l’impression de ne pas vraiment compter, d’être invisibles. Pour les grands-parents également, il est souvent très difficile d’accepter un enfant  » ennemi  » dans la famille. Comme ils sont eux-mêmes traumatisés par les atrocités commises par les Allemands durant la Première Guerre mondiale, c’est trop leur demander. Beaucoup de filles qui se retrouvent des oeuvres d’un occupant sont chassées de leur famille. D’autres, comme la mère de Geneviève, ont plus de chance.

Pension alimentaire

Certains soldats allemands prennent leurs responsabilités. Ce n’était pas le cas lors de la Première Guerre mondiale.  » La Wehrmacht les a mis sous forte pression « , précise Geneviève Detrooz qui, en tant qu’historienne, a étudié le sujet et travaille comme collaboratrice scientifique et chercheuse à la Cegesoma, le Centre d’études et de documentation Guerre et Sociétés contemporaines.  » D’une part, ils devaient s’assurer qu’il n’y avait pas de Juifs parmi les ancêtres de la femme et de l’autre, la non-reconnaissance de paternité était considérée comme une preuve de lâcheté. « 

Le père de Gerlinda avec sa famille française. Et donc avec la demi-soeur de Gerlinda et la femme avec laquelle son père finira par se marier.
Le père de Gerlinda avec sa famille française. Et donc avec la demi-soeur de Gerlinda et la femme avec laquelle son père finira par se marier.

La reconnaissance de paternité oblige un homme allemand à payer une pension alimentaire jusqu’au seizième anniversaire de l’enfant. Nombre de ces pères gardent le contact et ont l’intention de se construire un avenir avec la mère de l’enfant après la guerre.  » Mais bien entendu, il y avait aussi d’autres situations, et des viols ont aussi été commis pendant la Seconde Guerre mondiale », poursuit Geneviève. « L’ambiance est devenue tout à coup plus agressive après 1942, lorsque des unités plus jeunes et formées à la dure sont venues en Belgique. Leurs prédécesseurs envoyés en Belgique avant 1942 étaient souvent des vétérans de 14-18. Ils étaient plus âgés et avaient souvent une famille en Allemagne. Le contingent arrivé après 1942 était moins tendre. Certaines femmes ont rapporté que des soldats attendaient la fin des classes pour pouvoir plonger dans des fourrés avec des gamines d’à peine 13 ou 14 ans. « 

L’attrait de l’uniforme

Après avoir longuement insisté, Geneviève apprend enfin comment sa mère a rencontré son père.  » Dans sa version, elle l’a rencontré chez le coiffeur à l’époque où elle travaillait comme gouvernante à Gand pour soutenir ses parents financièrement pendant les années de guerre, et pour ne pas être envoyée en Allemagne pour travailler. Mais cette histoire, je n’y crois pas. La famille où elle travaillait collaborait avec les Allemands et des officiers allemands y étaient régulièrement reçus. Mon géniteur était chargé du transport des officiers. Probablement at-il rencontré ma mère lors d’une soirée dans cette famille pendant qu’il devait attendre dans les quartiers des domestiques que les officiers daignent retourner dans leur unité. Mais la vérité pure et simple, je ne la connaîtrai jamais. »

Quoi qu’il en soit, qu’une petite bonne soit enceinte d’un Allemand était bien entendu inadmissible. La mère de Geneviève est donc licenciée et donnera naissance à sa fille le 20 août 1942. Karl Weigert fera plusieurs tentatives pour assumer son rôle de père. Un jour, il se rend même à Ostende pour demander la main de la jeune femme. Celle-ci refuse mais épousera en 1946 un homme veuf, avec un enfant en bas âge chez qui elle a trouvé une place de nourrice.

L’illusion d’une famille ordinaire

Cette histoire ressemble à tant d’autres. La fillemère épouse rapidement un Belge qui reconnaît l’enfant, créant une situation stable qui protège aussi bien la mère que son enfant. De nombreux enfants grandissent dans l’illusion qu’ils appartiennent à une famille ordinaire, et ce n’est que bien plus tard que les questions surgissent. Les réponses, à supposer qu’ils les trouvent, les aident à reconstituer leur identité, aussi choquante que puisse être la vérité.

Geneviève souhaite elle aussi savoir ce qu’est devenu son père. Après une enquête longue et minutieuse, elle reçoit un appel de Berlin : le dossier de Karl Weigert a été retrouvé. Elle apprend qu’en France, où son unité avait été affectée, il a conçu un autre enfant de guerre avec une Française, qu’il a fini par épouser. Le couple aura deux autres enfants. La famille partira ensuite s’installer en Allemagne. Geneviève écrit à son demi-frère dans l’espoir d’en apprendre plus sur son père, et pour lui demander une photo. Un lien se crée.  » Il est étrange d’avoir tout à coup une soeur de plus alors qu’on a atteint l’âge de la pension « , lui écrit son demi-frère. « Son sens de l’humour a d’emblée rompu la glace « , constate Geneviève, qui, depuis lors, a gardé le contact avec sa  » nouvelle  » famille.

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