Livres de jeunesse De Gulliver à Potter

François Rivière, grand spécialiste de la littérature enfantine, décrypte l’histoire d’un genre en plein boom

Les premiers livres pour enfants datent du xviie siècle. Une apparition tardive ? François Rivière : Eh oui, car on a longtemps estimé que les enfants n’avaient pas d’âme et n’étaient donc guère susceptibles de lire. Cela dit, il y a toujours eu des conteurs qui envoûtaient les enfants, afin de les calmer je suppose. Puis on a songé à éduquer les petits princes avec des textes assez rébarbatifs. Fénelon compose ainsi Télémaque à l’intention du turbulent duc de Bourgogne.

Mais l’essor de la véritable fiction provient, dites-vous, d’outre-Manche.

En effet, alors qu’en France, dans la mouvance rousseauiste du xviiie siècle, la littérature  » enfantine  » reste très didactique et philosophique, à la limite de l’embrigadement, on invente en Angleterre la littérature pour enfants à proprement parler : ce nouvel imaginaire relève des contes ancestraux et dessine des personnages, entre légende et réalité. Pour nourrir le genre, on pioche aussi dans les textes écrits pour les adultes, que l’on va arranger et, au besoin, édulcorer : Gulliver, de Swift, devient ainsi un classique, tout comme Les Mille et Une Nuits, qui sont tout, au départ, sauf enfantines. Puis la fiction gagne la France.

De nouveaux éditeurs apparaissent-ils ?

Bien sûr, ce sont eux qui s’engouffrent dans ce nouveau genre et suscitent les £uvres. A côté des maisons catholiques, comme Mame, à Tours – l’Eglise catholique s’est bien entendu mêlée de l’affaire – il y a un grand manitou : Pierre-Jules Hetzel, éditeur et auteur lui-même, sous le nom de Stahl. Il adapte des étrangers, et, surtout, fait travailler Jules Verne comme seul un grand éditeur peut le faire. Pour lui, il invente de très beaux livres illustrés, ces  » livres de prix  » qui récompensent les bons élèves. Parallèlement, chez Hachette, naît en 1856 la Bibliothèque rose illustrée, grâce à la comtesse de Ségur et à son mari, qui a soufflé à son ami Louis Hachette l’idée de créer une collection pas trop chère, pour la Bibliothèque des chemins de fer, qu’il s’apprête à lancer.

La comtesse de Ségur a été la bonne fée d’Hachette ?

Oui, et j’appelle cela du génie. Pensez que cette femme commence à écrire à 55 ans dans une langue qui n’est pas la sienne. Sous couvert de morale et de bonne éducation, elle raconte, avec une insolence étonnante et un grand bon sens, des histoires tordues terrifiantes.

Pendant ce temps, en Angleterre, c’est la féerie qui domine.

L’Angleterre recourt en effet beaucoup plus aux contes de fées et à la mythologie nordique, qu’elle modernise. En 1865, Lewis Carroll décoince l’imaginaire. Le succès d’Alice au pays des merveilles est fulgurant. Même la reine Victoria, qui ne se rend pas compte que l’auteur se paie sa tête dans son roman, s’enthousiasme pour Alice . Dans la foulée surgit James Barrie, le père de Peter Pan. J’ai une admiration sans bornes pour ce type, dont la vie et l’£uvre coïncident complètement. Peter Pan, c’est lui,  » le petit garçon qui ne voulait pas grandir « , pour des raisons d’ailleurs tragiques – il ne s’est jamais remis de la mort de son grand frère et est resté figé à l’âge de 14 ans dans ce monde pétri de féerie qui était le sien.

Les illustrateurs sont-ils pour beaucoup dans le succès mondial de ces livres ?

Bien sûr. Des dessinateurs se distinguent, comme le fabuleux Arthur Rackham, qui illustre Peter Pan, Dickens ou encore Carroll. En France, à la suite de Castelli, de Bayard et de Gustave Doré, Félix Lorioux s’attaque aux Contes de Perrault et aux Fables de La Fontaineà Il est l’un des plus grands, avec André Pécoud et Jean Bruller, alias Vercors, qui a notamment illustré le magnifique Patapoufs et Filifers, d’André Maurois, énorme succès des années 1930.

Y a-t-il des critères pour être un bon auteur de livres pour enfants ?

Ce sont en général des gens qui ont gardé en eux leur enfance intacte ou qui savent toucher l’inconscient juvénile, tels Perrault, le Danois Andersen, Dickens et les frères Grimm, sortes d’ethnologues du conte. D’autres sont des écrivains décalés, pas très en phase avec le réel, à l’instar de Lewis Carroll ou Charles Kingsley, l’auteur des Water-Babies, un pasteur qui écrivait entre deux sermons. On demande à ce type d’auteurs non pas d’être forcément de grands stylistes, mais de savoir capter l’attention avec une invention perpétuelle. Sollicité, Alexandre Dumas, par exemple (avait-il encore un nègre ?),s’est contenté de reprendre un conte d’Hoffmann. Et j’imagine que Proust aurait été assez rasoir.

En revanche, j’adore Delly, c’est une vieille passion, un peu désuète évidemment. Elle est l’inventrice du roman sentimental français et a complètement disparu avec l’arrivée d’Harlequin.

A contrario, vous n’évoquez pas Le Petit Prince. Un oubli volontaire ?

En effet, je déteste Le Petit Prince. Je n’ai rien contre Saint-Exupéry, mais, là, c’est too much, cela fait fabriqué.

Pourquoi les auteurs ont-ils tant puisé dans la veine animalière ?

Les enfants s’identifiant eux-mêmes aux animaux, ces derniers sont devenus un recours classique pour faire leur éducation. Kipling compose Le Livre de la jungle pour répondre, dit-il, aux questions que ne tardera pas à lui poser sa petite fille. Citons aussi le talentueux Benjamin Rabier, avec ses animaux qui rient, Babar, le petit éléphant de Jean de Brunhoff, tous les merveilleux Albums du Père Castor ou Les 101 Dalmatiens, de Dodie Smith.

Y a-t-il un continuum entre les grands d’hier et les auteurs contemporains de  » fantaisie « , comme J. K. Rowling ?

Oui et non. L’auteur de Harry Potter se réfère elle-même aussi bien à Edith Nesbit (Le Secret de l’amulette), initiatrice de ces histoires qui font appel au fantastique, qu’à l’hégémonique Enid Blyton – 700 livres à son actif, de Oui-Oui au Clan des Sept. Rowling est très habile et d’une efficacité redoutable. Elle utilise toute la  » quincaillerie  » de l’imaginaire, mais pour l’adapter à la période actuelle : c’est-à-dire à des gosses qui aujourd’hui veulent grandir, alors qu’autrefois le principe était de laisser les gamins dans l’état d’enfance.

Les Harry Potter peuvent-ils durer, à l’instar de Peter Pan ou d’Alice ?

Non, peut-être pas. On aura des Harry Potter la même vision que l’on a aujourd’hui des £uvres d’Enid Blyton : on en verra les ficelles. Kipling, Tolkien, eux, viennent de très loin. Même des £uvres un peu plus légères, comme Mary Poppins ou Le Petit Lord Fauntleroy, me semblent plus durables.

L’actuel âge d’or de cette littérature – 15 % du chiffre d’affaires français de l’édition – ne va pas sans excès : ainsi des livres sophistiqués, mais sans histoire, ou encore des rééditions de classiques dans des versions dites originellesà

Réjouissons-nous d’abord que les textes gardent leur pouvoir de séduction face à la télévision et aux jeux vidéo. Mais il est vrai que certaines nouveautés hypersophistiquées sont atterrantes et deviendront, dans le meilleur des cas, des objets de collection. On ne peut pas imposer des excitations d’adulte aux jeunes – il en est de même pour les rééditions en français d’époque, par exemple, car les enfants n’ont pas de nostalgie, eux. Non, ce qui doit primer, c’est l’histoire, même sur un mauvais papier pelure : le premier Harry Potter était le livre le plus moche jamais publié en Angleterre. Cet  » incunable  » coûte aujourd’hui une fortune chez Sotheby’sà

Le Livre des livres pour enfants, par François Rivière. Chêne, 224 p.

Propos recueillis par Marianne Payot.

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