Leur ami Bachar

Chacun à sa manière, Moscou, Pékin et Téhéran persistent à épauler le tyran de Damas et à entraver tout véritable engagement de l’ONU. Un soutien à haut risque. Pourquoi ?

Isolé ? Plus que jamais. Seul au monde ? Certes pas. Treize mois après le déclenchement d’une insurrection férocement réprimée – 10 000 morts environ -, Bachar el-Assad peut encore miser sur quelques robustes soutiens. A l’évidence, le raïs de Damas ne doit de telles fidélités ni à ses hypothétiques talents man£uvriers ni à son indécelable charisme. Mais bien davantage aux legs de l’Histoire et aux calculs géopolitiques plus ou moins avisés de ses protecteurs russe, chinois ou iranien. Hier tutrice tyrannique du pays du Cèdre, marraine du Hezbollah libanais et du Hamas palestinien, ennemie jurée d’Israël, la Syrie pesait de tout son poids sur l’échiquier proche-oriental. La voici propulsée au rang d’épicentre et d’enjeu de l’empoignade qui met aux prises, à l’échelle régionale, la ligue chiite qu’anime Téhéran et l’entente sunnite emmenée par l’Arabie saoudite et le Qatar, avec le concours de la Turquie.

Si Moscou et Pékin ont avalisé le plan de Kofi Annan, émissaire des Nations unies et de la Ligue arabe, puis voté la résolution 2042, adoptée le 14 avril par le Conseil de sécurité, c’est que leur ami Bachar n’a pas grand-chose à en craindre (voir page ci-contre). Le schéma en six points de l’ancien secrétaire général de l’ONU, béni en outre par Téhéran, s’apparente à un catalogue de v£ux pieux ; et s’abstient d’exiger la mise à l’écart du raïs aux abois. Quant à la poignée d’observateurs mandatés par la 2042 pour superviser un cessez-le-feu fictif, elle hérite d’une mission impossible. Moscou aura d’ailleurs pris soin de marchander chaque mot du texte, ainsi délesté de toute disposition coercitive.

RUSSIE – La revanche des tsars

S’il doit n’en rester qu’un, nul doute que le Kremlin disputera ce douteux privilège à l’Iran. En octobre 2011, puis en février 2012, il oppose son veto à deux résolutions se bornant pourtant à condamner la brutalité de la répression. Bien sûr, il arrive que l’intransigeance de Damas agace le ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov. Mais rien ne semble pouvoir saper un pacte forgé à l’époque de la guerre froide, lorsque la Syrie suppléa l’Egypte dans le rôle de fer de lance préféré du nationalisme arabe, laïque et socialiste. Moscou a mille motifs de choyer un partenaire qui ouvre à sa marine de guerre les quais de Tartous, seule base navale accessible en dehors de la défunte aire soviétique ; et offre à son industrie d’armement des débouchés d’autant plus précieux que celle-ci se voit exclue du juteux marché libyen. Entre 2007 et 2010, Damas aurait ainsi acquis pour près de 4 milliards d’euros de matériel made in Russia. A la fin de 2011, l’aviation de Bachar el-Assad s’est dotée, moyennant 450 millions d’euros, de 36 chasseurs légers Yak-130. Pour autant, le régime baasiste pâtit d’une solvabilité aléatoire. Déjà, en 2006, Moscou avait effacé les trois quarts de ses dettes, en échange de l’accès aux ports de Tartous et de Lattaquié. Qu’importe : la Syrie est bien plus qu’une cliente. Elle offre à la Russie, marginalisée par l’irruption américaine en Irak et en Afghanistan, les clés de son retour dans l’arène arabo-musulmane. Donc la faculté de se faire entendre sur des dossiers aussi épineux que le nucléaire iranien, le bouclier antimissiles de l’Otan ou le tracé des oléoducs et des gazoducs de demain.

Nostalgie ? La Russie partage avec l’Iran une même obsession impériale : être traitée avec les égards dus aux puissances prestigieuses et redoutées, voire jouer les arbitres en approchant, au risque de la schizophrénie, quelques figures du soulèvement. Exigence attisée par la déconvenue libyenne. Moscou, qui s’était alors abstenu, accuse les Occidentaux de l’avoir berné lors du vote de la résolution 1973, censée instaurer aux dépens des forces de Muammar Kadhafi une zone d’exclusion aérienne, et non parer d’un vernis légal la campagne de bombardements amorcée par le tandem franco-britannique. Argument spécieux et guère flatteur, au demeurant, pour une diplomatie rompue aux chausse-trapes du langage onusienà Une autre hantise éclaire la raideur de l’ours russe, aux prises, en Tchétchénie et ailleurs, avec des minorités musulmanes indociles : celle de l’islamisme radical, brandie sans relâche par son protégé damascène.

CHINE – Le culte de la souveraineté

La posture de Pékin, plus suiviste que va-t-en-guerre, reflète elle aussi les dogmes et les angoisses d’un géant inquiet. Eloigné du théâtre syrien, le parrain chinois s’en tient au principe sacro-saint de la non-ingérence, qu’il objecte à quiconque dénonce l’étouffement méthodique de la résistance tibétaine comme de toutes les dissidences. Cela posé, la fuite en avant meurtrière de Damas, qui tend à raviver le cauchemar de Tiananmen (1989), alarme l’empire du Milieu, enclin à marteler son soutien résolu au plan Annan, ses invitations au  » pragmatisme  » et son plaidoyer en faveur d’une introuvable  » issue politique « . Credo repris en ch£ur par les pays émergents du club des Brics. Dès août 2011, une délégation dépêchée à Damas par le Brésil, l’Inde et l’Afrique du Sud avait vainement vanté les mérites de la négociation. Ce trio émancipé approuvera d’ailleurs le projet de résolution coulé le 4 février dernier par le couple sino-russe.

IRAN – Les paris du boutefeu

L’union scellée par la République islamique et son unique allié arabe a plus de trente ans d’âge. Sa raison d’être : prendre en tenaille l’ennemi commun irakien et garantir à l’Iran chiite, champion autoproclamé du combat contre  » l’entité sioniste « , un accès aux miliciens du Hezbollah, intensément alimentés en armes et en cash. La chute, à Damas, du clan alaouite – variante dissidente du chiisme – serait pour Téhéran un désastre. D’où l’ampleur du soutien apporté à l’appareil répressif syrien par ceux-là mêmes qui surent anéantir, au pays des mollahs, la  » vague verte « , soulèvement civique provoqué en 2009 par la réélection frauduleuse du président Mahmoud Ahmadinejad.

Patron de la brigade al-Qods, unité d’élite des Gardiens de la Révolution et fer de lance des opérations extérieures, le général Qassem Souleimani connaît par c£ur le chemin de Damas. Envoi de conseillers, d’agents de renseignement et d’experts en guérilla urbaine, livraisons d’armement par bateau ou par avion, fourniture des équipements de surveillance électronique que requiert la traque des rebelles, colossales avances de trésorerie en dollars, tout l’arsenal y passe. Mais l’Iran aide aussi ses obligés à contourner sanctions et embargos. Quitte à acheminer jusqu’en Chine, par tanker sous pavillon maltais, une cargaison de pétrole. Comme Moscou, Téhéran prétend pourtant orchestrer en coulisse un compromis, au point de faire miroiter aux yeux de tel leader des Frères musulmans syriens la direction d’un gouvernement en échange du maintien sur son trône de ce  » cher Bachar « . Enfin, l’influence iranienne, patente sur le Premier ministre irakien, Nouri al-Maliki, n’est évidemment pas étrangère à la bienveillance que Bagdad affiche envers la tribu El-Assad.

Tout à la fois milice armée et parti de gouvernement, le Hezbollah, qui domine la coalition au pouvoir à Beyrouth, persiste, en dépit de timides réserves rhétoriques, à  » coller  » au grand frère. Au risque de voir ternir son aura dans le monde arabe et à la différence d’un Hamas qui, lui, a pris ses distances avec Téhéran. Dans tous les sens du terme : son stratège, Khaled Mechaal, a quitté Damas pour naviguer entre Le Caire et Doha (Qatar). Laissant dans son sillage cet utile rappel : il est ici bas peu de loyautés indéfectibles.

VINCENT HUGEUX

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