Les vrais  » faiseurs de prix « 

A trois jours de la proclamation du Goncourt, les membres des grands jurys littéraires s’agitent beaucoup. Mais seule une poignée d’entre eux peut faire basculer une élection. Le Vif/L’Express dévoile les stratégies de ces hommes – et femmes – d’influence.

Michel Déon avait peut-être trouvé le système idéal.  » J’ai présidé avec bonheur pendant dix-sept ans le prix Audiberti, créé à Antibes, raconte, rire malicieux aux lèvres, l’auteur d’Un taxi mauve. J’avais accepté à une condition : il y aurait un jury, mais c’était moi seul qui déciderais du lauréat. Le maire avait d’ailleurs trouvé une formule parfaite : « Michel Déon a beaucoup aimé les livres d’Untel et le jury l’a approuvé à l’unanimité. » C’est ainsi que « nous » avons primé Lawrence Durrell ou Jacques Lacarrière. « 

La  » méthode Déon  » est plus difficilement applicable aux  » grands prix  » remis dans les prochains jours, avec en point d’orgue, le 8 novembre, le Goncourt. Une fois les portes capitonnées refermées sur les salons privés de chez Drouant – Goncourt, Renaudot – ou du Crillon -Femina – coupés de toutes les interférences extérieures qui, depuis l’été, les assaillent, les jurés jouent une pièce de théâtre dont ils sont les seuls acteurs. De cette dramaturgie sur fond de bruits de couverts émergent alors les  » faiseurs de prix « , ces hommes – et femmes – d’influence capables d’entraîner, de fédérer, parfois même de retourner, un jury. Ce sont eux qui ont entre leurs mains le sort de Michel Houellebecq, Virginie Despentes ou Marc Dugain. Typologie.

Lecteurs. Au risque de surprendre, être un grand lecteur est une qualité qui peut aider. Bernard Pivot et, dans une moindre mesure, Françoise Chandernagor se sont imposés parmi les Goncourt en partie de cette manière.  » Pivot lit beaucoup, par habitude et par expérience, ce qui lui permet d’être convaincant « , admet un juré. Lire  » tôt  » dans la saison – comprendre : dès le début de l’été – confère un avantage supplémentaire.  » Des journalistes littéraires comme Jérôme Garcin ou Eric Neuhoff reçoivent les livres de la rentrée à partir du mois de juin, ce qui leur permet de placer leurs favoris dès notre première liste « , observe un membre du prix Décembre, dont le jury est un concentré d’hommes d’influence (Bergé, Beigbeder, Sollersà).

Certains, à l’inverse, sont bien connus pour ne pas être à jour de leurs lectures :  » La dernière fois, Sollers nous a fait un numéro sur une nouvelle traduction de Sun Zi, un général chinois du vie siècle av. J.-Cà « , soupire un  » décembriste « . De toute façon, avoir lu avec sérieux ne suffit pas à  » emporter le morceau  » :  » La présentation d’un livre réel à un jury fait généralement sur lui le même effet que la présentation d’une gousse d’ail ou d’un crucifix sur un vampire. A éviter « , écrit le romancier Dominique Noguez (membre de trois prix) dans ses  » Prolégomènes à toute étude des prix littéraires qui voudra se présenter comme science  » (1).

Capitaines. Dès lors, l’influence empruntera d’autres sentiers.  » Il faut être à la fois stratège, aimer jouer et y consacrer du temps, parfois au détriment de son £uvre, analyse Manuel Carcassonne, directeur général de Grasset. François Nourissier concentrait toutes ces qualités. Dans la profession, on appelle cela un « capitaine ».  » Longtemps inamovible grand maître du Goncourt, l’écrivain à la barbe blanche a décidé, en 2008, de démissionner pour raisons de santé. Non sans avoir fait une dernière révérence en primant Gilles Leroy pour Alabama Song, en 2007, après avoir entraîné derrière lui Chandernagor, Pivot et Semprun. Il est vrai – arme discrète des  » faiseurs de prix  » – qu’il avait largement contribué à coopter à la table de Drouant les deux derniers, qui marchent sur ses traces. Au dire de beaucoup, l’ancien présentateur d’Apostrophes est même en train de devenir le nouvel homme fort du Goncourt. Quant à Semprun, il fut pour beaucoup dans l’attribution du prix aux Bienveillantes, en 2006.

Icônes. L’ancien ministre de la Culture espagnol fait partie de ces jurés influents par leur  » aura « .  » Il est une référence éthique, il parle peu, mais il est très écouté, notamment par Tahar Ben Jelloun « , observe un juré. Pourtant, cette année, il n’a pas réussi à faire présélectionner La Fortune de Sila, de Fabrice Humbert, que fort peu de ses collègues semblaient d’ailleurs avoir luà Néanmoins, avoir une  » £uvre  » derrière soi confère du poids : l’icône Roland Barthes avait ainsi réussi à imposer le controversé Tony Duvert et son Paysage de fantaisie au Médicis ; Michel Tournier avait poussé pour le Goncourt Rue des boutiques obscures, de Patrick Modiano, et L’Amant, de Marguerite Duras. Mais l’influence, ça va, ça vient.  » Je n’ai pas voté en 2009, car les titres ne me disaient rien, je n’avais pas envie, confiait l’auteur du Roi des aulnes il y a peu au Vif/L’Express. Vous savez, j’ai 85 ans, je vais difficilement à Paris et je n’ai plus faimà  » Or, désormais, être influent, c’est d’abord être présent : une récente modification des statuts du Goncourt proscrit procurations et votes par téléphone.

Il est vrai qu’un simple coup de fil peut suffire, s’il émane d’un juré prestigieux. En 2007, en tournée à Séoul, en Corée, Le Clézio appelle chez Drouant pendant les délibérations du Renaudot :  » Je vote pour Pennac !  » lance-t-il. Stupéfaction : l’auteur de Chagrin d’école ne figurait même pas sur la dernière liste du prix ! Il faudra dix tours et la voix double du président, Patrick Besson, pour adouber Pennac.  » C’était une idée de Le Clézio, reprise par Giesbert. Ce sont mes copains, alors j’ai voté comme eux « , avouera Besson en un mélange de franchise et de roublardise.

Chefs de bande.  » Le trio Giesbert-Besson-Le Clézio est irrésistible, confirme un membre du sérail. Vous avez le patron, Giesbert, qui règne sur Le Point, présente une émission sur France 2 et adore faire des coups ; le sniper, Besson qui, d’un bon mot, entraîne son copain Giudicelli ; et enfin l’autorité morale, Le Clézio, intouchable depuis le Nobel.  » Une dream team qui a fini par étouffer le clan Grasset, longtemps agissant au Renaudot.  » Je ne pense pas être influent ! se défend FOG, sans y croire vraiment lui-même. On est une bande de copains, on se téléphone, on se croise pendant l’été, rien de plus. Chez nous, les débats peuvent être très durs, il nous arrive même de nous engueuler, mais toujours sur la qualité de tel ou tel livre.  » Il est vrai que FOG ne gagne pas à tous les coups – il n’est pas parvenu à imposer le Québécois Gaétan Soucy, par exempleà  » Le trio sait très bien man£uvrer, en laissant les autres jurés placer leurs chouchous sur la première liste, ce qui leur donne l’impression d’exister vis-à-vis de l’extérieur « , s’amuse un juré.

A chaque prix ses  » meneurs  » : à l’Interallié, Philippe Tesson – qui a  » fait  » l’élection de Florian Zeller pour La Fascination du pire, en 2004 – et Serge Lentz, surnommé  » Mazarin  » ; au Médicis, Anne Wiazemsky et Dominique Fernandez, qui a imposé Sukkwan Island, de David Vann, dans la liste cette année ; au Femina, plus collégial, Mona Ozouf et Diane de Margerie sont très écoutées ; au Flore, le créateur du prix, Frédéric Beigbeder, tente de garder la main sur ses turbulents jurés.  » Frédéric pourrait bien être un Nourissier en puissance, estime Manuel Carcassonne. Il adore la man£uvre, porte la barbe comme son aîné, écrit lui aussi au Figaroà « 

D’autres s’y essaient avec moins de succès. Entré au Goncourt il y a deux ans, Patrick Rambaud irrite par son activisme pro-Grasset (son éditeur) et ses volte-face (lors de la remise du prix, il a regretté devant le lauréat, Atiq Rahimi, avoir voté contre luià). Françoise Chandernagor, elle, agace par son ton professoral. N’est pas  » capitaine  » qui veut.

Etre influent, c’est savoir fédérer un clan. Sollers excelle dans cet exercice. Au prix Décembre, Michel Crépu et Cécile Guilbert le suivent souvent, tout comme le généreux – 30 000 euros – mécène du prix, Pierre Bergé.  » On a parfois l’impression qu’il a marabouté Bergé « , s’en amuse un juré. Contrairement à la rumeur, être le financier du prix ne donne pas les pleins pouvoirs.  » Podalydès, ça ferait un beau prix Décembre !  » avait lancé Pierre Bergé, enthousiaste, en 2008. Las !, c’est Mathias Enard qui décrochera le jackpot. Michel Déon n’aurait jamais toléré ça.

(1) A paraître dans Montaigne au bordel et autres surprises (Maurice Nadeau).

Jérôme Dupuis, Emmanuel Hecht, Marianne Payot et Delphine Peras

Avoir une  » £uvre  » derrière soi donne du poids

 » beigbeder pourrait bien être un Nourissier en puissance « 

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire