Le Radeau de La Méduse, Théodore Géricault, 1818-1819 (491 cm × 716 cm). © PHOTOMONTAGE LE VIF/L'EXPRESS - LEONARDO CENDAMO/REPORTERS - BELGAIMAGE

Les vraies vies

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : l’écrivain Bernard Werber.

C’est sans aucun doute la plus belle piscine de Paris, l’un des plus beaux hôtels aussi, un  » paquebot  » des années 1930 qui connut la désaffection en 1989 pour accueillir ensuite tout l’underground parisien. On y faisait alors des soirées clandestines, les artistes taguaient tous les murs et la plupart des clubbers sniffaient à tous les étages avant d’assister à des défilés de mode autour de l’ancienne piscine, une coupe de champagne à la main. Mais ça, c’était avant. Depuis quatre ans, l’hôtel Molitor accueille une clientèle plutôt chic et people, entre aficionados de Roland-Garros et happy few du PSG. Au petit-déjeuner, on y croise Cyril Hanouna en doudoune, des filles en talons hauts sous leur jogging et des équipes de télé prêtes à s’installer dans des petits salons privatisés. On y retrouve aussi l’écrivain Bernard Werber qui a choisi d’y planter son  » bureau « . C’est ici que, tous les matins, il travaille, écrit ou donne des interviews.

L’après-midi, il se dirige vers la splendide piscine, la salle de fitness et ses machines qui vous entretiennent un homme. Son bureau ? Plutôt une table haute, à l’extérieur. Et même s’il fait plutôt beau pour la saison, on supporte la chaufferette, le plaid et les couvertures mises à disposition des clients. Prévoyant, il est emmitouflé dans ses plumes, nez sur un thé vert qui fume juste à côté d’un panier rempli de petits pains aux raisins. Affable, souriant et bienveillant, il vous laisse la vue sur la piscine avant de signaler avoir longtemps cherché un endroit comme celui-ci pour passer ses journées.  » Un café sans ivrognes et sans musique  » – problème d’écrivain -,  » un café sans klaxon et sans pollution  » – problème de Parisien – et un café où  » on se sent bien « , pas facile à trouver à Paname. Une longue quête donc, avant la réouverture de l’hôtel, à deux pas de chez lui.

Sa vie de courtisane dans un harem

Sur la table, son portable, son téléphone, des stylos, du papier et un livre, celui d’un autre et qui a pour objet  » l’hypnose régressive « . Car même si Bernard Werber vient de publier son dernier roman, La Boîte de Pandore (Albin Michel), il continue à se documenter sur ces expériences qui vous permettent de partir à la découverte de vos vies antérieures :  » Pour approfondir et améliorer ma technique « , lâche-t-il, car si l’écrivain se plaît à partir à la découverte des siennes, il aime bien en faire profiter les copains aussi, qui n’hésitent d’ailleurs pas à le solliciter pour une petite séance. Mais là, pour l’heure, il vient de commencer la rédaction de ses propres vies antérieures, un travail de titan pour celui qui affirme avoir vécu plus de 111 vies. Pas toutes intéressantes, rassure-t-il en souriant.  » Comme tout le monde, j’ai vécu des vies sans intérêt « , entendez celles d’hommes morts bêtement au combat ou succombant au fléau des maladies. Mais tout de même, sur 111, il y en a eu au moins 11 intéressantes, précise-t-il en insistant pour que nous partagions un petit pain aux raisins tandis qu’à deux mètres de nous, deux peignoirs en éponge se tâtent un peu avant de plonger dans l’eau. Il faut du courage pour affronter novembre et poursuivre ses cours de natation, malgré le froid polaire. La situation en est presque surréaliste : d’un côté, un professeur en doudoune qui imite le papillon au bord de la piscine, de l’autre, la star de la littérature fantastique qui vous confie avoir été jadis une courtisane enfermée dans un harem en Egypte.  » L’une des vies où je me suis sans doute le plus ennuyé. Heureusement, l’eunuque qui nous gardait était mon ami, alors je m’ennuyais un peu moins que les autres… « , précise-t-il très sérieusement.

Lunettes sur le nez, Bernard Werber fait songer à un scientifique. Et c’est avec autant de rigueur que d’ouverture intellectuelle qu’il déclare que tout l’intérêt de l’expérience d’hypnose régressive, c’est qu’elle permet d’expliquer qui on est maintenant :  » Par rapport à une psychanalyse, on gagne pas mal de temps « , conclut-il sans chercher à nous convaincre non plus. Il avoue par ailleurs avoir complètement dépassé le stade du  » j’y crois, j’y crois pas  » pour atteindre celui du  » peu importe si c’est vrai ou non, l’important est de se faire du bien « . Du coup, à côté de ses connaissances scientifiques rationnelles et poussées, il aime  » essayer un peu de tout  » pour mieux comprendre ; médium, voyant, acupuncteur, énergiseur font désormais partie de son quotidien, comme l’hypnose régressive qui lui a permis de mieux savoir  » qui il est dans cette vie d’aujourd’hui « . Par exemple, c’est à cause de l’épisode du harem où il mourait d’ennui qu’il a compris pourquoi le Bernard Werber d’aujourd’hui doit vivre sa vie de manière compulsive.

Sa vie de samouraï

Cela explique aussi qu’avant de devenir l’écrivain qu’il est, il a vécu plusieurs vies professionnelles, comme celle de reporter ou de journaliste scientifique au Nouvel Obs. Et puis, il y a eu la publication de son premier roman, le premier tome de la trilogie des Fourmis, en 1991. Depuis, 26 autres livres, 8 bandes dessinées, 3 films ou documentaires, le tout en tâtant de la peinture à ses heures perdues. Au total, 35 millions d’exemplaires, traduit en plus de 35 langues. Une star dans le monde entier mais qui reste boudée par son propre pays.  » La France a tout fait pour étouffer la science-fiction et le fantastique, c’est complètement idiot, surtout quand on se rend compte que les prédictions qu’on raillait jadis sont toutes devenues la réalité d’aujourd’hui.  » Réhabiliter la littérature fantastique ? Une nécessité, surtout pour les jeunes qui plébiscitent le genre au cinéma alors qu’ils n’ouvrent plus de livres.  » Rendre la littérature plus intéressante que le cinéma « , c’est là désormais que se niche son grand combat.

Revenant à nos moutons, Bernard Werber renoue le fil de ses vies antérieures et nous dévoile avoir été aussi un guerrier samouraï au Japon, probablement aux alentours de 1600, une vie terrible passée à tuer des gens pour satisfaire les ordres de son seigneur :  » Par conséquent, dans ma vie d’aujourd’hui, je ne supporte ni l’autorité ni que les gens décident pour moi. Et curieusement, je me suis révélé être très bon aussi dans la canne de combat ( NDLR : art martial dans lequel Werber a atteint les 8e de finale au championnat de France) alors que j’ai toujours été plus que nul en sport. J’y vois la réminiscence de ma vie de samouraï.  »

Après une vie de sexe et une vie de guerre, l’écrivain révèle avoir vécu aussi l’une des plus belles histoires d’amour au monde, il y a à peu près 12 000 ans. Il avait alors 821 ans et était tombé fou d’amour pour une femme croisée dans une taverne au beau milieu de l’Atlantide. Le Big Love, celui où personne ne se perd dans les affres de la drague ou de la séduction, pas de stratégie militaire pour conquérir, juste de l’amour qui s’installe en attendant l’éternité, ou plutôt la grosse vague qui va engloutir la mythique civilisation. On l’écouterait bien continuer sur ses vies antérieures, sur toutes ces existences qui l’ont façonné. Mais pour l’heure, assis à côté de la piscine du Molitor et tandis que le maître-nageur a décidé de reprendre la technique du crawl à zéro pour ses deux élèves qui pataugent dans l’eau, les minutes défilent, et il est grand temps de passer à ses oeuvres d’art préférées.

Sa vie en sursis

Il n’a pas cherché longtemps. L’art, c’est un peu comme l’écriture : pour Bernard Werber, ça coule tout seul. Et c’est avec Le Radeau de La Méduse qu’il a décidé de se lancer.  » Ce tableau, c’est l’histoire de l’humanité. Un équipage abandonné par des égoïstes en pleine mer, des humains contraints de se manger entre eux pour survivre et, malgré tout, l’espoir symbolisé par ces deux chiffons que des hommes agitent dans le ciel. Pour certains, l’histoire se termine bien : 15 naufragés seront secourus par L’Argus. Ce scandale aura profondément marqué la France et indirectement mené à la révolution de Juillet.  » L’espoir, la politique mais, attention, la technique aussi. Celle de Géricault, un peintre de génie qui n’hésitait pas à voler des cadavres à l’hôpital pour mieux traduire la putréfaction des corps, un artiste qui fit poser les survivants aussi, mais sans jamais réussir à peindre leurs pieds, raison pour laquelle aucun n’est représenté dans le tableau.

Pour sa deuxième oeuvre d’art, Bernard Werber a choisi le célèbre tableau de Magritte La Trahison des images (Ceci n’est pas une pipe). Ce qu’il y aime, c’est ce décalage entre ce que nos yeux voient et ce que notre cerveau comprend, l’expression de ce qu’on croit et ce qui est.  » Ce tableau, c’est un peu une passerelle entre nos deux cerveaux, le droit qui dit que c’est bien une pipe et le gauche qui dit, non tu te trompes. C’est admettre aussi l’idée que, finalement, le monde qui nous entoure n’est peut-être qu’une illusion et que nous ne vivons peut-être pas dans la réalité.  » Il raconte alors avoir rencontré une médium qui lui a confié que de nombreux morts étaient en fait persuadés d’être bien vivants et, à l’inverse, considéraient que, nous, les vivants, sommes déjà morts.  » C’est exactement ça : qu’est-ce qui nous prouve que ce sont bien nous, les vivants ?  » assène-t-il en terminant son thé vert.

Pour clore sa sélection, Bernard Werber a élu La Persistance de la mémoire, de Dali. Indirectement, elle lui évoque le temps qui s’échappe et l’urgence qu’il y a de vivre. Car si, après la publication de son premier roman, l’écrivain s’est senti un homme tellement  » accompli  » qu’il a hésité à en finir avec la vie, il a depuis franchement changé d’avis.  » De toutes mes vies, celle-ci est de loin la plus intéressante !  » Alors, il fait tout pour la remplir un maximum, surtout depuis dix ans quand un médecin lui a annoncé la présence d’un caillot dans une grosse veine.  » Une épée de Damoclès qui me rappelle qu’à tout moment, je peux cesser de vivre.  » Avant de le quitter – un peu gelée, tout de même – nous lui demandons à quoi peut bien servir l’art. Après un petit rire doux, sa réponse fuse :  » A légitimer la présence de l’homme sur Terre. Comme l’amour et l’humour, l’art nous distingue de tous les autres êtres vivants, aussi intelligents soient-ils.  »

Théodore Géricault (1791 – 1824)

Considéré comme le premier des peintres romantiques français, il n’en est pas moins le trait d’union entre deux des plus grands peintres de son époque, le néo-classique Jacques-Louis David, qui le précède, et le plus grand des romantiques, Eugène Delacroix, qui lui succèdera. Passionné de chevaux, il démarre sa carrière chez le peintre équestre Carle Vernet et se fait rapidement remarquer au Salon de Paris. Engagé auprès des troupes de Louis XVIII, il quitte la France pour l’Italie où il finit par perfectionner son art au contact des oeuvres de Michel-Ange et de Raphaël. C’est à son retour qu’il attaque sa célèbre toile, dont le sujet – le naufrage de La Méduse – avait défrayé l’actualité. Pour mieux le traiter, il n’hésite pas à faire venir quelques cadavres de la morgue pour mieux traduire la putréfaction des corps. A ce titre, il préfigure déjà les réalistes. En parallèle, il poursuit ses recherches en peinture animalière et tâte avec talent du paysage. Il meurt à 32 ans d’une chute de cheval. Un destin somme toute, très romantique.

Sur le marché de l’art : un record à plus de huit millions d’euros en 2009, de beaux résultats pour certains tableaux qui se chiffrent en centaines de milliers d’euros, mais aussi des tableaux qui trouvent acquéreur pour 30 000 euros.

La Trahison des images (Ceci n'est pas une pipe), René Magritte, 1928-1929 (59 cm × 65 cm).
La Trahison des images (Ceci n’est pas une pipe), René Magritte, 1928-1929 (59 cm × 65 cm).© ANNIE VIANNET/BELGAIMAGE

René Magritte (1898 – 1967)

Après des débuts  » impressionnistes  » et une période  » vache  » (pour se moquer des fauves, de Paris et provoquer tout le monde), il se tourne résolument vers le surréalisme. En gros, l’important ce n’est pas que ce soit beau mais que ça ait du sens. Un sens retrouvé par l’exploration des rêves, de l’inconscient, de l’irrationnel et le mystère. Spécialiste du genre, le peintre belge joue tant du décalage entre l’objet et l’idée que du rapprochement d’objets dissemblables qui, réunis, les voient échapper à leur banalité.

Sur le marché de l’art : en février 2017, neuf Magritte étaient proposés chez Christie’s : les prix s’envolèrent, jusqu’à atteindre en moyenne cinq millions de dollars pour les huiles sur toile et entre un et trois millions pour les dessins. En quinze ans, Magritte a triplé sa cote.

La Persistance de la mémoire, Salvador Dali, 1931 (24 cm × 33 cm).
La Persistance de la mémoire, Salvador Dali, 1931 (24 cm × 33 cm).© DR

Salvador Dali (1904 – 1989)

 » Je suis destiné à sauver la peinture moderne du chaos et de la paresse.  » Ainsi se définissait le peintre espagnol, considéré aujourd’hui encore comme l’une des figures emblématiques du surréalisme et de l’absurde. Après avoir versé un temps dans le mysticisme religieux, il finit par se consacrer durant les dernières années de sa vie à la construction de son mythe personnel et artistique.

Sur le marché de l’art : pour ses peintures, on compte en dizaine de millions de dollars. Pour les sculptures, de 5 000 à 70 000 euros. Pour les estampes, de 20 000 à 74 000 euros. Pour ses oeuvres reproduites mécaniquement, préférez celles réalisées de son vivant (avant 1989).

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